Ivan Bounine, Un monsieur de San Francisco par Jean-Claude Leroy
En 1915, Ivan Bounine aperçoit dans une vitrine le livre de Thomas Mann, Mort à Venise. Ce titre lui remet dans l’esprit un événement encore frais : alors qu’il séjournait à Capri, à l’hôtel Kvisisana, un touriste américain y mourut soudainement, occasionnant quelques remous et émotions. L’idée lui vient d’écrire à son tour une sorte de Mort à Capri. En quatre jours il rédige ce texte qui s’appellera Un monsieur de San Francisco, un texte d’imagination, bijou littéraire que nous donnent à lire les éditions La Barque dans une nouvelle traduction signée Christian Mouze.
Le lecteur a d’emblée le pied dans une apothéose. Un riche Américain d’un certain âge, qui ne sera jamais nommé, sauf en tant que Monsieur de San Francisco, s’est embarqué avec sa femme et sa fille sur un navire de croisière, L’Atlantide, afin de rejoindre l’Europe, visiter les cités attractives que l’on devine (Venise, Paris, Monte Carlo, etc.) et filer peut-être jusqu’en Égypte et au Japon. Frais retraité dont la fortune est faite, l’homme est minutieusement croqué, avec tout le vernis de sa prestance impeccable, et chez qui on perçoit un lointain scrupule en même temps que la satisfaction extrême. De partout sur le navire le luxe déborde et n’est certes rendu possible que par la garnison qui s’affaire sur le bâtiment, serviteurs ou matelots de tous ordres, visibles sur le pont ou à peine soupçonnés dans les cales.
Ce Monsieur de San Francisco, à qui les honneurs semblent être rendus à n’importe quelle heure, paraît tourné uniquement vers un devenir qui le rend encore plus respectable à ces yeux, on croirait qu’il prépare son mariage avec lui-même.
C’est sur l’île de Capri que la prestigieuse famille décide d’atterrir d’abord. Au demeurant, on l’a entendu commenter avec dédain la population qui s’offre à ses yeux : « Et le monsieur de San Francisco, se sentant comme il sied d’ailleurs, tout à fait vieux, pensait avec angoisse et colère à tous ces gens cupides et puant l’ail qu’on appelle Italiens… »
Et c’est là pourtant qu’un premier contact avec le plancher des vaches sera l’occasion d’obéir enfin à son appétit puisque le roulis de la navigation, comme il est précisé, rendait la chose, manger, moins agréable en mer. L’homme de San Francisco se repose préalablement dans le salon de lecture de ce palace où il a réservé une table, lisant les nouvelles du monde, avec un bon repas en perspective ; or voici qu’il se sent mal, alors qu’il était sur le point de bénéficier d’une délicieuse boisson apéritive, une crise d’apoplexie, bêtement, le crucifie.
« Il parcourut les titres de quelques articles, lut quelques lignes à propos de la guerre des Balkans qui n’en finissait pas, retourna son journal d’un geste habituel, quand, soudain, les lignes devant lui s’embrassèrent, comme des éclats de cristaux, son cou se raidit, ses yeux s’écarquillèrent, son pince-nez chut… Il s’élança en avant, voulut prendre une gorgée d’air et poussa un râle sauvage ; la mâchoire inférieure s’affaissa, révélant toute la bouche et les plombages d’or, la tête prise de secousses, tomba sur l’épaule, la poitrine bomba la chemise – et tout le corps se tortillant, refoulant des talons le tapis, s’affala sur le plancher, s’acharnant en pure perte contre quelqu’un. »
Après quelques minutes de colère vaine et de sidération des uns et des autres, alors qu’on l’a transporté dans la plus mauvaise chambre, la plus discrète aussi, le verdict d’un médecin étant tombé : « Già è morto. », il redevient non seulement un homme quelconque, mais il cesse d’en être un. Quand la veuve réclame qu’on le transporte dans un cercueil vers l’extérieur, le directeur du palace doit expliquer que c’est impossible, sous peine de faire fuir les touristes. Il faudra se satisfaire de pouvoir utiliser une des grandes caisses dans lesquelles on fait voyager le soda depuis l’Angleterre. Durant une semaine le corps du vieillard de San Francisco erre d’une consigne à une autre, avant de retrouver L’Atlantide qui repart vers l’Amérique. Mais, cette fois-ci, c’est dans l’obscurité des soutes qu’il va effectuer la traversée.
Après l’endroit nourri de lumière, voici l’envers enténébré. Celui qui brillait de tous ses feux n’est plus qu’un banal amas de chair serti dans une caisse quelconque. Celui qui se montrait si volontiers, on le cache à la vue des vivants, au fond d’une cale.
« Tout en bas, dans les œuvres vives de L’Atlantide, en mats reflets d’acier, la vapeur sifflait, et suintaient en eau brûlante et huile, masses de milliers de tonnes, les chaudières et autres machines, en la brûlante cuisine d’un chauffage d’enfer où mijotait le mouvement du navire. »
On sait que le jury Nobel se refusa d’attribuer son prix de littérature à Léon Tolstoï dont les idées anarchistes et « primitives » lui répugnaient. Tolstoï, que Bounine côtoya à diverses reprises, notamment au sein de l’académie des sciences dont il devint membre à seulement trente-neuf ans, en 1909. Et c’est Bounine, exilé en France et critique du régime communiste établi dans son pays, qui fut le premier récipiendaire russe de cette distinction fameuse, en 1933. Dans son œuvre abondante Un monsieur de San Francisco reste un texte saillant, modèle du genre, que n’aurait renié ni Tolstoï (auteur de La mort d’Ivan Ilitch) ni son maître en écriture, un certain Anton Tchekhov.