Dubuffet ou la révolution permanente par Michel Thévoz par Jean-Claude Leroy
« Il me semble que la chance de l’homme est de la faire taire,
son idiote raison, qui fait de lui le cul de plomb du monde. »
Michel Thévoz, spécialiste incontesté de l’art brut écrivait dans les années 80, un essai consacré à Jean Dubuffet pour la belle collection Les sentiers de la création, des éditions Skira, qu’aujourd’hui L’Atelier contemporain réédite.
Dès l’enfance il invente des « langues peau rouge », bientôt il s’initie au russe, un curé lui enseigne le latin, plus tard il apprendra l’arabe, lors d’un voyage en Argentine il se met à l’espagnol, Jean Dubuffet ne cesse d’apprendre aussi bien à parler qu’à philosopher, il étudie l’anthropologie, l’architecture, un tas d’autres choses, mais surtout pas l’art, qu’il préfère pratiquer avec ses mains d’ouvrier, la maçonnerie, la sculpture, la photographie, car il est une sorte de bricoleur boulimique et volontiers extravaguant. Il se débarrasse de toute connaissance en repartant à zéro dans chaque domaine qui l’intéresse, qui l’amuse.
Considérant que l’art depuis ses débuts n’a cessé d’imiter, de répéter cette imitation, il cherche à se situer en deçà de toute notion de beauté. Insistant sur ce point, Michel Thévoz écrit même qu’il y a « une sorte de racisme de la beauté qui disqualifie toute singularité au nom d’un modèle introuvable ». Dubuffet ne se veut pas cultivé, se préfère homme du commun. Briser les canons esthétiques, voilà son ressort vital. Il exècre les mondanités, les marques de culture, la culture elle-même perçue uniquement sous l’angle du conditionnement. Il s’agit pour lui de se libérer, d’oser apparaître dans sa fantaisie anti-séductrice. Quand, à plus de quarante ans, disposant de quelques années sans préoccupations matérielles, il décide de se prendre pour lui, comme font les enfants, alors il se libère en même temps de tout ce qui encombrait sa raison et ses gestes. Lui qui, jeune homme, peignait comme Suzanne Valloton, puis comme Duffy, voici qu’il met à jour son véritable caractère, qui ne doit rien à l’académisme.
« Dubuffet se piquait de peindre comme tout le monde. Mais à un ami qui lui faisait remarquer qu’en vérité il ne peignait comme personne, il rétorqua : ‘‘En vérité, je suis le seul homme au monde à peindre comme tout le monde.’’ »
L’auteur d’Asphyxiante culture découvre et collectionne les créations de personnes réputées aliénées, folles. Ce qui sera l’art brut. Il en devient vite un acteur prépondérant, à tout niveau. Lui comme beaucoup de ces artistes bruts, dont certains sont aujourd’hui reconnus, procède notamment par l’écoute de la matière, de ses occurrences, et aime à utiliser les accidents qui chamaillent les surfaces ou les volumes ; la main n’a plus qu’à accompagner, à pousser un peu plus loin, ou jusqu’à son extrême, le délire d’une forme. Michel Thévoz évoque à ce sujet la théorie des catastrophes, du physicien René Thom, très en vogue à l’époque.
« … la théorie des catastrophes est qualitative, descriptive, largement intuitive, elle fait un usage « non exact » des mathématiques ; ses modèles ont par conséquent un caractère spatial ou topologique, et ils se prêtent électivement à la visualisation (Woodcock). On ne saurait nier que la peinture telle que la conçoit Jean Dubuffet anticipe une théorie de cette nature, et qu’elle offre de surcroît à l’imagination visuelle des intuitions bien plus complexes et sans doute bien plus significatives que ces graphes de catastrophes, eux-mêmes déjà remarquablement suggestifs. »
Les différentes phases du travail de Dubuffet sont présentées ici. Depuis les personnages peu corporels, les vaches, les sols et terrains, jusqu’aux mires et autres non lieux, en passant par les texturologies et topologies, les ailes de papillons, la série L’Hourloupe, les polystyrènes peints, et bien d’autres expériences menées par un artiste ô combien fertile, même s’il ne veut pas en être un. Écrivain prolixe, il se montrera fort inventif en ce domaine aussi, et entretiendra des amitiés resserrées avec des auteurs tels que Raymond Queneau, Jean Paulhan, Henri Michaux, ou encore Alexandre Vialatte et Marcel Moreau (qu’il appelait son frère en doctrine). Occasion de rappeler qu’aux mêmes éditions fut publié en 2014 le recueil de la correspondance Jean Dubuffet/Marcel Moreau : De l’Art brut aux Beaux-Arts convulsifs. Extrait : le 23 janvier 1977, Dubuffet écrit à Moreau, il termine sa lettre ainsi : « Il faut faire des livres impubliables et des tableaux invendables, c’est le meilleur test pour s’assurer qu’on est parvenu à révoquer le champ culturel et son insidieuse contamination. Là est le difficile. Je vous embrasse. »