Stig Dagerman, Les Wagons rouges par Jean-Claude Leroy

Les Parutions

22 juil.
2022

Stig Dagerman, Les Wagons rouges par Jean-Claude Leroy

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Stig Dagerman, Les Wagons rouges

Avant la génération récente des auteurs issus de ce royaume, Stig Dagerman aura sans doute été l’auteur contemporain suédois le plus reconnu, sa brève et rapide trajectoire (1923-1954) impressionne encore, et surtout la profondeur psychologique de ses récits ainsi que la révolte incisive de ce toujours jeune anarchiste qui a vécu sa jeunesse pendant et au sortir de la seconde guerre mondiale, pris en étau entre la catastrophe humanitaire et la société bourgeoise qu’il vomissait.

Auteur de quelques romans célébrés à leur sortie, il fut aussi le reporter magistral saisissant les troubles existentiels d’une Allemagne ruinée sur le plan moral aussi bien que sur le plan physique. Son Automne allemand reste le livre bouleversant de l’humiliation d’un peuple et du besoin de compréhension sans limite auquel chacun devrait avoir droit.

En 2019 les éditions Centrifuges publiaient une très belle suite poétique encore inédite en français, Suite Birgitta. Mais c’est bien sûr Maurice Nadeau qui aura été, au long des années 60, 70 et 80, l’éditeur principal de Stig Dagerman en langue française, avant qu’Actes Sud ne transforme deux textes emblématiques* en best-sellers. Depuis la mort de leur fondateur, les éditions Maurice Nadeau continuent le travail, et elles rééditent notamment ces temps-ci Les Wagons rouges, un recueil de nouvelles de Dagerman, nouvelles qui appartiennent au domaine fantastique, à rapprocher ici, à bien des égards (chez un auteur souvent comparé à Albert Camus), du domaine de l’absurde.

Veine fantastique, assurément pour cette nouvelle qui n’est pas kafkaïenne que de titre, Le Procès. Beaucoup de drôlerie et d’incongruité dans les dialogues entre l’accusé à qui on reproche le vol d’un Brise-Glace (!) et un juge qui s’occupe essentiellement en jouant avec une petite guillotine de bureau dont il réclame que la lame soit mieux aiguisée, afin de trancher plus nettes les fines allumettes importées de Turquie qu’il affectionne de soumettre à la machine. Au passage, il tranche le doigt de l’huissier chargé de l’affûtage ! Et l’accusé soudain n’est plus tout seul, les voici plusieurs à confesser des fautes présentées comme impardonnables, ainsi celui qui, lors d’un dîner à l’évêché, a osé appeler Baron un Comte. Un autre qui s’accuse, décidément, d’avoir emprunté une barque. L’issue de ce procès absurde sera la transformation de l’accusé en allumette, que, pour des raisons humanitaires, on préfère trancher, plutôt que couper en deux un être humain. À défaut de raison, l’honneur est sauf !

Mais la nouvelle Les wagons rouges, qui donne son titre au recueil, est typique de l’art de Dagerman. Un homme apparaît bouleversé par la vue d’un bloc de glace qui vient d’éclater sur les rails. Le contrôleur du train, dans un accès soudain, vient de pousser ce bloc hors du wagon. Or, un tel spectacle, somme toute anodin, retourne complètement ce témoin, ou achève de le retourner. C’est que celui-ci habite tout près de cette voie ferrée, et la lourde présence de ce train, qu’il entend arriver presque sur lui chaque jour, l’a fait basculer dans une sorte de psychose. « Il voyait avec une lucidité terrible la dimension du mal qui se découvrait en lui. » Dès lors, ce jeune homme, employé d’un marchand de tissus, commence à voir le mal apparaître dans les moindres interstices de la réalité. Les branches des ciseaux qu’il utilise sont sur le point de couper la tête d’un garçon dessiné sur la flanelle, mais qui lui paraît être bien vivant d’un seul coup. Il détourne la lame de justesse, pour sauver l’enfant. Le tissu est mal coupé, la cliente se plaint. On le regarde avec stupéfaction, lui se demande s’ils ne sont pas tous devenus fous. Voici d’ailleurs qu’il est licencié. Le mal est décidément partout, il le découvre à chaque instant, essayant de le fuir ou de le détruire. « Du fait de sa fuite, précisément, sa sensibilité aux impressions terrifiantes s’accentua de façon inouïe. » S’agit-il d’hallucinations qui le persuadent d’un univers hostile ? Maître du cauchemar et de l’angoisse, Stig Dagerman nous enferme dans la solitude d’un homme perdu au cœur de son innocence exacerbée, et que rien ne viendra plus délivrer. C’est la hantise de tout homme qui se sait en rupture de société, irréparablement. Après l’avoir si bien perçu chez les autres, l’auteur de L’enfant brûlé connaîtra le prix de cet isolement, lui qui plongera bientôt dans la dépression, jusqu’à se suicider, à 31 ans.

 

 

 

* Automne allemand, 1980 ; Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, 1981, traduits tous les deux par Philippe Bouquet.

 

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