Jean Daive, "Penser la perception" par Jean-Claude Leroy
Quand un poète, Jean Daive, tendait le micro
Il fut un temps où la radio avait des oreilles, France-Culture singulièrement, où la qualité d’écoute d’un intervieweur participait du résultat. On se souvient d’Alain Veinstein et de ces Jour au lendemain de milieu de nuit, mais aussi de son camarade poète Jean Daive (notamment son émission : Peinture fraîche), dont le hiératisme pouvait porter à sourire. C’était son naturel à lui, que nous prenions parfois pour de la pose. De ces émissions, qui furent autant d’impromptus magnétiques, fertiles et heureux, l’auteur et l’éditeur ont fait un livre (plusieurs même, mais nous parlons aujourd’hui du dernier sorti, le troisième). Le résultat est garanti par cette maison, L’Atelier contemporain, qui signe des ouvrages d’une facture remarquable, comme celui-ci, intitulé Penser la perception.
Connaissez-vous beaucoup de journalistes qui commencent un entretien par une question telle que : « Jean-Luc Godard, est-ce que selon vous il n’y a pas une sorte de raréfaction du paysage et de l’arbre dans le cinéma de Jean-Marie Straub et dans le vôtre ? »1 ? Jean Daive ne s’encombre pas de précaution oratoire, il va au cœur des problèmes, au cœur de ce qu’il voit comme problème, et il interroge cela en compagnie de son interlocuteur. C’est une conversation qui de la sorte bondit, sans jamais s’installer, car le questionneur ne laisse pas reposer le questionné, il se décale et tente un nouvel angle d’approche. C’est à ce prix que le dialogue est relevé, d’autant que les protagonistes ne sont pas moins que des artistes reconnus et exigeants, chercheurs de sens et de formes.
Le 24 avril 1993, Jean Daive attaque son entretien avec, non pas Godard cette fois, mais avec Straub : « Vous connaissez déjà ce que vous allez dire, Jean-Marie Straub ? » Lequel lui répond : « C’est vous qui posez des questions, moi je n’ai rien à dire. »2 Et l’énorme personnalité de Straub ne se laisse évidemment pas manœuvrer, l’échange est corsé, exigeant. À un moment, Straub interpelle son questionneur : « … c’est une drôle de question. Essayer de me l’expliquer. Moi j’aime bien que les gens expliquent leur question, surtout quand je sens qu’ils ont quelque chose derrière la tête. Alors expliquez-moi votre question. » Après un développement de Straub, c’est Daive, difficilement perturbable, qui lui demande à son tour : « Pourquoi vous me répondez comme cela ? »
Je tente d’indiquer le ton possible de ce livre, qui varie, bien sûr, selon les interviewés, mais le contenu des propos tenus par les artistes, Straub pour commencer, est passionnant.
« … 99 % de tous les entretiens que j’ai faits, je vous jure que si je pouvais presser sur un bouton maintenant, je les ferais disparaître, les entretiens oraux ou imprimés, alors que je ne retrancherais pas une ligne, je ne changerais rien à aucun de nos films. Je me garderais bien de faire disparaître un de nos films parce que je sais ce qu’il y a dedans et je sais ce que cela vaut. C’est clair ou non ? »3
Pas que Straub, aussi Jean-Luc Godard, ou Chantal Akerman, qui répond sans détours : « oui, ce sont vraiment des lettres de ma mère qui sont lues dans News from Home. » Sauf les deux ou trois dernières qu’elle a rédigées elle-même, « à la manière de ».
Bernard Plossu livre le nom des deux peintres qui l’ont influencé comme photographe : Corot et Malevitch. « Le 50 mm est l’objectif le plus proche de Corot, dit-il, c’est l’émotion directe, simple, en apparence, comme ses dessins d’arbre, qui n’ont l’air de rien. » Autre photographe, Gisèle Freund, elle évoque ses débuts à Paris, les portraits d’écrivains : « Tout le monde trouvait formidable les autres, et eux-mêmes se trouvaient affreux parce que naturellement je n’avais rien escamoté : on voyait tous les détails d’un visage. »4. Ou encore André Malraux dont elle a fait le premier portrait photographique. Des conversations où le futur ministre expose déjà des idées sur l’art qui se trouveront dans des livres parus trente ans plus tard.
Il y a aussi ce très bel échange avec Nathalie Sarraute où elle tente d’expliquer comment elle travaille le mouvement et la fluidité pour arriver à ses fins, pour arriver à une langue qui ressemble à une langue parlée. Mais en aucun cas elle ne peut dire quelle forme aura un texte qu’elle est sur le point d’écrire. Elle en vient, sous le fil des questions, à parler de l’extrême difficulté d’écrire, et aussi de répondre à une nouvelle question de Jean Daive (« Vous parlez de construction… Parfois un personnage est pris dans un mot comme dans un piège... »). À la question : « Vous êtes malheureuse ? » Elle répond : « Très. » « Pourquoi ? », insiste Daive. « Parce que je ne peux pas répondre et qu’il n’y a rien à dire. »5.
Les poètes Francis Ponge, André du Bouchet sont également conviés. Ce dernier avec le peintre Tal Coat. Il y a aussi des lignes sur la mort de Kafka, que rappelle Jean-Pierre Bertrand. Il y a Pipilotti Rist qui nous explique un intérêt évident de la vidéo par rapport à la photo : on est obligé de rester un minimum de temps pour savoir de quoi il s’agit. C’est une chance accrue de gagner le spectateur, au moins son attention, sinon son assentiment. Ou encore un dialogue avec Jean-Michel Alberola :
« Jean-Michel Alberola : … J’estime que je suis un peintre mais un peintre malade puisque je suis du côté des artistes, puisque je ne fais pas que de la peinture.
Jean Daive : Peintre malade, mais la maladie de quoi ?
Jean-Michel Alberola : Peintre malade dans le sens où je pense que de par une génération, je ne peux pas peindre un corps entier, c’est-à-dire je suis sans arrêt dans l’éparpillement, le morcellement. Je suis dans un corps en morceaux… »6
Un livre, une fenêtre sur une époque de création aujourd’hui derrière nous. L’intelligence n’étant possible qu’à plusieurs, Jean Daive montre fort bien la possibilité insoupçonnable de tout entretien mené avec attention. Et il se fait à l’occasion son meilleur introducteur :
« Ces réflexions, souvenirs, entretiens, écoutes, paroles, ces silences et ces rires, sont aussi le symptôme d’une animation magique de l’image et de l’écriture qui se nourrit des énergies parmi les plus farouches et les plus obscures. La parole est mystérieuse et obscure. L’écoute est mystérieuse et obscure. Un homme, une femme ou bien deux hommes, l’un parle l’autre écoute, se trouvent dans cette situation de l’échange et de l’attente, ils émettent une succession d’ondes permanentes, ils apaisent la peur, ils s’aident à parler des énigmes de l’univers, ils aident à l’injonction. Ils excèdent toujours la pensée et la signification. »7
1 Penser la perception, p. 27.
2 Penser la perception, p. 29.
3 Ibid. p. 58.
4 Ibid. p. 169.
5 Ibid. p. 136-137.
6 Ibid. p. 230.
7 Penser la perception, p. 19.