La nuit de la graisse d'Aldo Qureshi par Carole Darricarrère
Faucille des poulains de l’attrape, étrier du comique trash de l’étripe au charbon, Aldo Qureshi, labo plutonien sadomaso en puissance, fait son cinéma et revient à l’écorché triturer clous et marteaux, chauffer ses alambics et flirter avec l’arcane sans nom, elle-m’a-tuer en petit français de Haute-fRance comme il se dit désormais dans le bouche à oreille des giratoires, qui aime la claque al dante fusain saignant, trip beauf clip & clap de ceux qui trinquent dès qu’ils se lèvent, en deux mots carré gore.
Le titre emprunte au cinématographe, la couverture à l’affiche (en jette plein la vue) et les têtes de gondole au lait noir de l’actualité (« le grand remplacement », « tu veux de la poésie ? Commence par descendre les poubelles », « le lobby de l’angoisse »... j’en passe et j’y reviens), le tout et ses parties promettent stupeur et tremblements à grands renforts Technicolor de hoquets de veines portes, sauce salace et spaghetti sous la ceinture : dans un livre d’Aldo Qureshi comme dans la vie, passé l’effet de surprise, c’est le détail qui tue.
Petit dernier d’une trilogie in progress faisant provision de billes et de bobines, dans lequel Aldo Qureshi s’amuse dans son coin à bricoler ses pétards et cuisiner son avatar au point d’intituler l’un de ces sketches « j’ai hâte de savoir ce qui va m’arriver dans le prochain épisode », « La nuit de la graisse » nous tend la farce avec le miroir et nous, la joue.
Même format, même tendance, morceaux choisis servis d’une main sur papier paraffiné telles des escalopes de veau tranchées au billot à paner en tablier maculé maquillant la bedaine, « La nuit de la graisse » force la satire offrant l’idiot de service à l’asile aux fous et l’humour au coupe-faim, Aldo Qureshi étant sans pitié et sans pitié un euphémisme, le rire est condamné entre nous à l’enfer ICI & MAINTENANT.
Poète mot dit, à mi-chemin de Gaston Lagaffe et de Mr Bean, il faut voir le visuel filer l’absurde sur scène pour bien le lire, l’entendre servir ses partitions seul sur pilotis comme en terre étrangère, pour traquer la mesure de nos maux, comprendre que la vie n’est qu’une farce, longue suite Alien d’épisodes mis bout à bout tel un petit train de saucisses, apprécier la persévérance de son geste au service de la dénonciation par clichés déformants interposés.
Là où d’autres, même déjà morts, n’en continuent pas moins à percuter le drapeau noir, creusant leurs tombes et les nôtres à belles dents, Aldo s’échappe en bulles et en diagrammes avec son double, par l’œil de la serrure, pour égrainer bombes & cracher pépins dans le tissu amorphe. Ainsi fait, il croque le chaland là où il se trouve, emprunte aux macchabées en cabas sur le marché ce qu’il exprime, toujours hélas la même nuit l’empan de graisse, le poignard dans la bosse et la bosse dans le dos, le couteau dans la plaie où le ver ronge le fruit en transparence. Ils sont (les chalands les macchabées), plus monstrueux et pires à l’aube de l’innocence, le mal n’attendant pas l’âge les enfants ne durent pas longtemps, mauvais le sont tout autant, raison de plus pour les faire passer de la cave à la casserole sans transition, ouf dit la mère, errant du local à poubelles aux fourneaux dans un monde d’hommes et de marchandises, « celui-ci j’aurais mieux fait de me casser une jambe ».
Chez Aldo cela se passe volontiers en famille où, à la racine, « le mal est fait » (autre titre) : entre mère et père, frère et sœur, mari et matrone, grande lèvre et appendice, les Deschiens vivent de préférence à la cuisine, entre le four et la machine à laver, le linge sale et la vaisselle, les trous et la misère, la peau et le slip, et tout de suite : c’est la grande bouffe, de la liste des commissions à la découpe le roi des espèces ne pense qu’à çà, et illico : çà dérape, de la bouffe à l’alèse ça remet le couvert à chaque page.
Étant « passés de la surpopulation à l’hyperpopulation et de l’hyperpopulation à l’occlusion générale de l’espace habitable » malaise bien installé au combat oblige, rendu ce qui reste d’âme cherchant en leur for(t) intérieur asile, en leur enfance ultime cabane : « Et c’est là que j’ai eu l’idée de m’installer à l’intérieur de moi. De me construire une cabane, une cabane sous-cutanée - à l’intérieur même de la personne. »
On évolue après Aldo Qureshi dans un monde de slips et de chaussettes plus bas que la bête au ras de l’Homme ; tantôt sur la tête tantôt sur la table tantôt cheval entre les cuisses, l’élégant boxer à voile et à vapeur n’a pas survécu au grand remplacement, une nouvelle génération de slips « connectés » sévit, le must de la Mustang, le machin programmable qui vous réveille le matin pour vous faire des guilis dans l’oreille et de douces chocolateries dans la langue de Poutine.
Étau le texte, on rampe dans La nuit de la graisse jaune coing et blanc de cire, sous acide saucissonné au ras de la moquette comme en un film d’horreur ou dans un tableau de Munch les mains en l’air à hauteur des joues, du sang plein les ongles, « Honte à nous nuisibles », démasqués en cela que nous sommes, monstres et tortionnaires, bourreaux bouffis victimes de dégénérescence, le sécateur dans une main la liste de nos exactions dans l’autre, laids et cruels, l’air halluciné d’ores et déjà plein de revenants l’auteur est dans l’assiette et on ne voit pas très bien comment il pourrait s’en sortir tant le pétrin chaque fois le rattrape.
« Parfois il y en a un qui tombe.
Ça s’empale en dessous sur les tiges.
Le soir le vent ulule dans les tubes. »
On en conclut que ‘vivre’ c’est donner la mort, sentir le mort, manger la mort, mourir à chaque page muré vivant jusqu’à la nuit du monde : cela y ressemble.