Le Gardeur de troupeaux, poème d'Alberto Caeiro, Fernando Pessoa par Carole Darricarrère
« Et il y a des poètes qui sont des artistes
Qui peinent sur leurs vers
Comme un menuisier sur ses planches !
Qu’il est triste de ne pas savoir fleurir !
D’avoir à poser vers sur vers,
Comme on construit un mur
Pour voir si ça tient
Et le détruire si ça ne tient pas !
Quand la seule maison des arts est la terre entière
Qui change, qui est toujours bonne, qui est toujours la même. »
Enfant chéri de l’univers, le poète qui infuse, telle la goutte sobre dans l’océan, à même les lignes de nos mains, pour les siècles des siècles, son rayon magistral d’intranquillité ; il Est, de reconnaissance en reconduction, à la faveur d’amoureuses lectures, l’une des nombreuses facettes d’une figure originelle auteure de vivants voyages sous d’impérissables signatures ; il Est, celui qui n’a pas à réfléchir pour écrire, il Aime sans attendre cela qui prête ses formes à l’existence, maître de l’eau et du tain, ami intime de la bête mortelle, carré de la joie ; il Est la lumière incarnée d’une foule au contact des solitudes, dans un ciel de Chagall, le soupir minuscule de ce qui luit. Mille et une nuits d’annotations, et autant de profils de contours, ne suffiront jamais à en faire le tour. De quels recoins de lui-même, cet homme lent si secret, aux personnalités multiples, a-t-il ramené dans la langue du temps la cinquième saison de tant d’odes à la vue, de quelle figure maîtresse en lui ?
C’est dans une courte unité d’instants, de mars à mai 1914, entretenant des affinités électives avec l’infiniment petit, que le corps du poème se recroqueville autour d’un corpus de sensations pour mieux se déployer de l’infime vers l’infini. Une poésie sans artifice, sans emphase, sans effet de style, qui fait de Fernando Pessoa le quidam momentanément quiet d’une œuvre protéiforme dont le moteur est une capacité d’empathie qui embrasse d’un même élan la fleur et le prisonnier.
Le 8 mars 1914, « jour de triomphe », Fernando Pessoa, tout pénétré de connaissance sous l’emprise d’une fièvre créatrice comparable à une sorte de satori, entre en communication avec son maître Alberto Caeiro, hétéronyme sous le nom duquel il écrira d’une traite « Le gardeur de troupeaux », soit trente et quelques poèmes qui peuvent être lus comme une suite intuitive de monologues et constituent un objet singulier qui n’est pas sans rappeler la logique d’enseignement des maîtres zen. La déclinant telle une profession de foi, c’est avec une liberté et un naturel confondant qu’Alberto Caeiro, alias Fernando Pessoa, pose la marque d’une sapience subtilement simple émaillée de paradoxes désarmants qui le déporte du commun des mortels. Ainsi va le poète, seul, tête nue dans les accords, blindés de toutes parts, sous couvert d’inquiétude : ainsi le monde est beau.
À l’heure du trans- et du posthumanisme, quand lire de la poésie prend tout son sens, relire ce texte fondamental relève d’un acte politique et fait écho à la prophétie qui pose que « le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas » : cette spiritualité passerait par un retour aux sources du réel teinté de gentilisme. Ce pas de conscience dont il a seul le pouvoir, le poète le porte dans la Nature, à l’ombre des vergers en sursis, proies du Capital et de toutes les aubaines. Là où aujourd’hui jurent d’insultantes déjections marchandes, parmi tant de déchets de société et autant de négligence, volent et poussent encore à basse altitude, par-dessus canettes et entames de papier torche, d’adorables créatures qui n’en ont cure. Il semblerait que plus l’on avance dans le temps, plus Fernando Pessoa gagne en modernité, nous précédant depuis l’acmé d’un point d’innocence atemporel - un point d’éveil -, dans un âge d’or que chacun de nous porte en germe comme malgré lui au fond de soi. Non seulement ses lignes n’ont pas pris une ride mais elles attestent d’une urgence absolue de réveil sans jamais tomber dans le piège d’une polémique. Pas un mot qui ne respecte ceux qu’il amène, dans une égalité de ton qui est le b.a.ba de toute concordance, d’où surgissent les fragrances d’une lucidité assumée, enfance du verbe transmutée en sagesse, ces vers se posent sur le fil d’une lenteur native avec la grâce sans ostentation d’un banc d’oiseaux rompus à toutes les subtilités du repos. En ce sens, Fernando Pessoa est l’antithèse d’un performer et un décroissant de la première heure.
Abeille ouvrière d’une reine d’ubiquité qui existerait préalablement en toute chose, le poète ici est écrit/écrit comme qui médite à voix nue sans jamais succomber à la tentation meurtrière de la langue qui consiste à se saisir des objets qui s’offrent passivement à ses affects pour les retourner contre eux-mêmes. Cet homme-nuage n’existe qu’à la faveur de la part de silence à l’œuvre dans le monde réel qui déploie ses origamis à l’adresse du vent à rebours de la pensée.
« À mes yeux tout est évident comme un tournesol. » (...) « Je crois au Monde comme à une marguerite, » (...) « Je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens… « (…) « La seule innocence, c’est de ne pas penser... » (…) « Penser c’est être malade des yeux « (…) « J’essaie de dire ce que je ressens / Sans penser à ce que je ressens. »
Il ne raisonne pas, il résonne, aussi photosensible qu’une plante, ce poète est caméléon. Il ne nomme pas, il ne décrit pas : il devient dans l’instant ce qu’il voit. Son nom est personne, canal de proximité, oiseau de Folon, homme foulard, passeur d’éternité dans une perpétuité d’inquiétude comme un chêne craque de mille étincelles d’obscurité sous le poids de ses glands, si près de rejoindre le poète dont l’à-corps a passé dans une unité de tons, inclinant légèrement la tête, ému sans ostentation d’être l’humble serviteur et le libre prescripteur d’une forêt entière.
Personne est libre d’être partout à la fois, d’avoir les yeux au ras de la nuque et l’immense privilège d’entrer spontanément en harmonie avec Rien. Rien adore Personne et contient Tout. Il en découle des assertions d’intérêt général propres à redresser la conscience des êtres sensibles. Des îlots de discernement sans armatures. Façon de dégainer de l’air dans la théorie des cordes sans y prétendre.
Il y aurait un chemin retour vers le réel qui consisterait à faire l’économie de la pensée et une façon d’être au monde naturelle qui ne reposerait pas sur le savoir. C’est un postulat simple, qui tourne sur lui-même avec l’exquise légèreté d’un effet de ralenti, jusqu’à devenir, paradoxalement, une idée fixe. Ne s’agissant ni d’une philosophie ni d’une poétique, l’attitude du poète ne relève pas d’une démarche intentionnelle mais d’un penchant naturel à l’empathie qui le conduit à entrer en résonance immédiate avec le vivant, c’est-à-dire à entrer en poésie, ainsi la phrase s’allège, l’immobile est quiet, l’intranquille mesure de l’être trouve refuge dans une seconde d’éternité ; cet alignement subtil, ce centrage, induisent un état naturel de joie organique sans transport, au plus proche d’un être-là, d’un être-tout, d’une êtreté pleine d’elle-même sans se penser.
C’est à partir de là, par petites foulées d’écumes et oscillations minimales des marées du je, que la roue de la vue lentement se voile, l’image se grise, de l’auto-détermination à l’auto-dérision, si coutumière chez ce poète, passant graduellement de l’épiphanie d’un état de joie au constat doux-amer de l’intranquillité native qui lui sied, soit deux versants de la solitude, lunaire, solaire, même médaille, à distance des actualités du monde. « Être poète n’est pas mon ambition. / C’est ma façon à moi d’être seul. »
Pour autant, quelque chose d’authentiquement vrai subsiste dans cette quête de dissolution du moi au profit de la seule réalité, aussi naïve soit-elle, au point que lui-même, à un moment donné, s’en émeut, basculant de pistil en pistil, ricochant de non-pensée en pensée, glissant par paliers de compression et résurgences d’idées hors du rayon de miel des enfances dans la parallèle douce-amère d’une saudade qui y fait écho. Et cela aussi, Est (peut-être) la pointe la plus acérée de l’état de poésie, un bercement, un balancement nourricier qui structure l’élan de béatitude et confère une épaisseur abyssale à la simplicité réelle des mots sur la page, de ces vers qui ne sont que le symptôme positif d’une respiration, ébats de coccinelle, vols sur soi-même, gratitude, contentement existentiel, manifestations d’immédiateté ne nécessitant ni de s’asseoir ni de s’esbaudir ni d’ouvrir la bouche, l’écriture ici s’inscrivant dans une perméabilité d’inaction agissant par rayonnement jusque dans l’instant naturel de son occlusion, de l’éclos à l’occlus par échos d’éclats. Rien n’est pas scientifiquement vrai. Oublions les murs. Naissons au repos de la forme. Qu’un chêne laisse ici tomber ses glands, un pommier ses pommes, comme autant de moments parfaits. Cette force-là, est celle qui fait défaut au monde des hommes, celle de la science infuse fusionnelle des fleurs et des arbres qui fait du poète, le temps compté d’un poème, non pas un dieu mais un sage, un « Enfant-Jésus », une complétude de tendresse élémentaire qui ne fait cure que d’instase. Comme s’il était indispensable d’avoir encore la capacité originelle des jeunes enfants à entrer en poésie à la suite des choses pour pouvoir en éprouver l’empreinte toutes affaires cessantes et en goûter la réalité sans signification, terreau d’une osmose simple.
« Les choses n’ont pas de signification (virgule) / Elles ont une existence (point) / (…) »
C’est à ce voyage immobile en 49 déclinaisons que nous convient les Éditions Unes dans une retraduction intégrale avec des variantes inédites fidèles aux plus récentes recherches disponibles. Elle rend hommage à la personnalité singulièrement touchante de cet immense poète peu enclin aux vicissitudes de la vie en société qui préférait la compagnie des arbres à celle de ses semblables, faisant de nous les victimes consentantes d’une sensation nourricière de calme bienvenue.