Le rrawrr des corbeaux de Catherine Weinzaepflen par Carole Darricarrère
Comment fondre dans une unité poétique « le brouillard, la pollution, le FN », embrasser l’Afghanistan, Gaza, la guerre et ses cadavres, « les expulseurs les banquiers les politiques », « les petits oiseaux jaunes du bush » et les corbeaux, exercer son devoir de mémoire et faire retour sur le motif, défi que le poète se proposerait de relever, si tant est que le Poème ait un tribut à payer, mais à qui, au monde, et même au monde entier, dès lors que rien ne va plus ? « Le rrawrr du corbeau » n’a rien d’un disque rayé, qui dresse le constat de mauvais augure d’un désenchantement, avec cette prescience du pire, et une pointe non-ostentatoire de poésie qui sied à la gravité du sujet, ni trop, ni pas assez, de main de femme, à cœur l’omniprésence d’une communion intime par la pensée, en témoignage de solidarité, ce corpus lyrique par discrètes acmés de nostalgie, tendu sur la violence et la beauté du monde, prend acte sans faire allégeance.
C’est un voyage à dos de coutures et de plaies, c’est un journal, c’est un poème. Il n’y a pas vraiment de règle, « le silence et l’isolement étant/la part essentielle du travail », il y a poésie, partition de respiration du jour et de la nuit, à même le journal, déplacements de réalité, pellicules d’insistance, échelles d’ombre et de lumière, intersections de textures comme d’intertextualité, gisants chéris de somptueux naufrages fondant en sous-main une sorte de bibliothèque mémorielle idéale, véritable couverture de survie, les oeuvres des uns et des autres.
Très vite le poème ramène pêle-mêle dans ses filets, auteurs, acteurs, (dé)compositions de faits, menus éboulements de la vue, fausses notes. Les fleurs blanches qui n’aspiraient au dos d’une page qu’à la lumière « rouillent aujourd’hui / fleurs marrons que pourrit la pluie / et mon humeur «. Quelque chose s’insinue, s’infiltre, fait écran et nappe. Des éléments de langage, des briques de réel, s’invitent dans les rêves, des signes font tache derrière la vitre, une date, 07.01.2015, écorche le regard, autant d’échardes, de pluralités de masques et de menaces, en mal et en déséquilibre de poésie, de paix, d’aspiration à.
Comment, dès lors, sortir les actualités du monde du journal, pour les glisser dans le temps intime du poème, à fin (le pourrait-il) de l’adoucir, ce monde, d’en arrondir les angles, puisqu’en soi quelque chose continue de pianoter envers et contre tout, d’écrire, de résister, au verso de tout carnage, en miroir des hashtags, quelqu’un dit « le bonheur/ advient/par bribes », par instants volés, sous-entendu encore, aux encordés victimes de quelque djihad. Il suffit d’une guinguette, d’une chanson, pour que « la pensée décolle/un passé heureux rapplique », un poème comme un billet d’amour, d’humeur, tandis que le monde geôle et se gâte. En guise d’antidote au crépuscule, une femme choisit d’exprimer ici, en livrée saumonée coucher de soleil et en vers (en mode espoir ?), l’indignation, l’impuissance, le dégoût, le débord « ça suffit maintenant ça suffit (...) quitter cette ruine fuir la défaite chercher/des châteaux en forêt des cabanes dans les arbres », l’Australie dans le dos, la Sicile sur l’horizon, « en ces temps de rien/partir/encore », mais où, quand partout le monde a mal, et que beaucoup, dans une déclinaison de temporalités, se pendent, sinon on the road, de désordre en désolation aimantant le regard ? Quelque chose prolifère à même le texte, qui persiste à faire poème, fut-ce en jean et en baskets, chemise battante, qui le veut et qui ne le veut pas (ressembler pour de vrai à un poème), un texte l’assume, après Auschwitz et alors que le goulag again étrangle, comment « délivrer les poissons de l’aquarium », sinon par ablations de capitales, réciter le présent et le passé, délivrer les morts, où que l’on soit, de générations de crimes venus et à venir ?
« les monstres ne peuvent se passer de Cie «, « les poètes fustigent les monstres/ne sont pas dupes/de la fausse langue » : à l’heure où les rues encerclent nos rêves, la langue des poètes s’avère, plus que jamais, nécessaire. Un fusil est pointé sur le Poème, « c’est la guerre/et les assaillants sont proches » : le Poème, s’adapte ; il « compte la lumière «, « en recense les indices », tandis que « le rrawrr des corbeaux » recouvre le monde, quelques fragments narratifs accostent ici ou là, en langues et en vers, surfacent dans un ordre qui contient sa propre logique (« les formes fixes me fuient/j’accède au désordre » annonce l’auteure dès les premiers vers).
Nonobstant ce qui précède, immensément là est l’idée de la rose, en filigrane de la représentation et de l’image que l’on s’en fait, de son parfum comme de ses épines, ne sacrifiant ni à l’un ni aux autres, au point que, parfois, « la douceur (aur)a supplanté la violence », « écrire opérant un mouvement de sortie », lire opérant un acte d’amour fondamental.