Pas Perdus de Jean Yves Cousseau par Carole Darricarrère
« Non pas les cent pas, ces incessants piétinements provoqués par de trop longues attentes, mais ces pas légers qui s’emboîtent volontiers sur le passage de quelques personnes, perdus dans l’hiver et dans la nuit », une « promenade » née d’une discussion sur le comptoir, un livre dont l’existence repose à parts égales sur une femme et sur la rencontre d’un personnage haut en couleurs - Guy Debord - sur fond de scénographie soixante-huitarde déclinée dans l’espace-temps en quelques coups de dés mallarméens, de rêves rageurs, de ratages érudits, d’attentes, de regrets, de rebondissements, de repentirs, d’opiniâtreté et d’heureux hasards ; un livre qui a failli ne jamais voir le jour. Il s’ouvre sur une double page de pavés anciens suivie d’une citation dont je ne résiste pas à vous partager la chute : « L’on s’avise peu du pouvoir des images de déclencher les divers jeux de l’association des idées, et de se classer selon une logique interne, de façon à former, sinon un raisonnement, du moins une riche matière à raisonner. » (Maximilien Vox et Carlo Rim, 1932). Lecteurs vous voilà prévenus, vous êtes bel et bien en présence d’un livre d’images. Oui mais (aussi) d’un monument liquide tiré à quatre épingles, d’un livre d’empreintes dédié à la minéralité de toute quête, d’un cercle authentique de disparus, d’une anthologie de grands initiés rompus à l’excellence - dont les textes, cependant, n’auraient pas forcément vieilli à la même cadence -, d’une récitation de tranchées littéraire ; se saisissant de ce prétexte, donner à (re)lire, d’une pierre deux coups et de main de maître.
Certains livres requièrent une stratégie d’approche, une méthode de lecture basée sur une longue pratique de la séduction, ils intimident pour mieux ensuite vous happer. Comme dans toute vraie Recherche, il y est question de retraverser le temps, le visiter, le disséquer, lui consacrer de son propretemps, assis face à des auteurs que l’on ne peut lire à la légère, épinglé dans un fauteuil club au cuir fleuri par un livre intelligent, écartelé entre une bande-son composée de voix off familières et une mosaïque d’images insistantes éloignées de l’idée conventionnelle que l’on se fait de la photographie, et qui ne vous lâche pas, comme si son auteur, se saisissant d’une providentielle carte blanche, apposait là une forme testamentaire qui lui permettrait d’accomplir aussi sa propre anthologie de photographies d'auteur.
Voici un livre d’homme(s), d’affinités, de filiations et de fidélités masculines ; dédié par son auteur, Jean Yves Cousseau, artiste photographe plasticien fécond en propositions débordant le cadre strict de la photographie et en signatures frémissantes, à deux femmes ; qui contient au moins deux livres ; procure un sentiment pénétrant de spatialité ; une sorte de dispositif filmique au graphisme impeccable, sec et tendu, dédié à la Littérature, à sa mémoire, à son exigence et à sa fertilité, déclinée en une liste mythique de noms d’écrivains prestigieux - plus de 60 - dans laquelle seules figurent deux femmes, deux précieuses reliques, deux miraculées, deux élues, dont - qui l’aurait cru -, Héloïse - une sainte non mais une intellectuelle du Moyen-Âge, chantre de l’amour libre - et Madame de Staël. D’entrée de jeu, la question se pose : Guy Debord, l’inspirateur incontournable de cette liste d’auteurs et de cette proposition livresque, était-il misogyne ? Jean Yves Cousseau s’en excuserait presque en préambule.
Ce catalogue de morceaux choisis doué de mémoire se doit d’être ouvert, toutes précautions requises, comme une sépulture ; sorte de nouveau livre des morts, de chambre froide que l’on traverserait à petits pas feutrés ou sur la pointe des pieds avec recueillement et reconnaissance, tant il rassemble une foule vénérable qui ouvre la voie sur un autre livre, un livre dans le livre, à mi-chemin de la bande vidéo et d’un grand puits d’images, soit un univers au complet et la grande recension d’une somme fabuleuse déclinée en palettes de sentiments hésitant sur l’arête la plus reculée du passage, comme un qui n’en finirait pas de jeter un dernier regard dans le rétroviseur, que celui-ci lui restitue le corps intime de son désir, la silhouette glaise d’un inconnu ou la lumière anguleuse d’un plan urbain, tous les sujets ici, sur le plan photographique, sont abordés comme s’il s’agissait de nus, avec la même profondeur de regard, la même charge d’intensité, la même émotion, la même fidélité poétique, la même douleur, à la racine d’un sentiment de perte.
C’est donc sous couvert de littérature que ce livre, pas à pas, trace à grands éclats d’ombre le parcours en demi-teinte d’un poète photographe, la naissance d’une œuvre, celle de l’auteur lui-même, paléographe engagé amoureux du genre humain dont la propre écriture plastique n’a de cesse de recouvrir celle de nos grands disparus. Deux lignes directrices président à cette somme s’occultant l’une l’autre à qui mieux mieux, offrant un double point de vue, ouvert d’un côté sur une sélection d’éblouissants sommets littéraires, de l’autre sur une compilation panoramique fiévreuse extenso largo révélant d’écho en reflet trois décennies d’écriture photographique dans son ampleur, dans sa ferveur et dans le détail. À partir de là longue vue et courte échelle. Ou comment l’image prend pied et s’adosse au texte pour mieux jaillir d’elle-même, coloniser l’espace, s’affranchir du texte, l’oblitérant parfois, piquant ici un tango nerveux avec l’un, là un slow avec la lenteur, installant un flou au ras des objets de la mémoire, au verso du souvenir, au point de dissolution des faits dans le grand serpent du Réel ; comment zoomer, pointer, mettre en lumière ou ombrer le texte, lui tendre un miroir déformant afin d’en extraire le grain de sa substantifique moelle, le désirer pour mieux lui tourner le dos.
Jean Yves Cousseau est également graphiste. Il a conçu son livre de main de maître, à la manière d’un jeu de lego. S’ensuit un livre de stratèges, de paris, de défis à relever, outre le parcours d’obstacles littéraire qui parle d’emblée de hauteur. Jean Yves Cousseau y rajoute de la profondeur de champ, du paradoxe, du mystère, forçant le trait du côté de la rouille, du rehaut, de l’outrance. Avec le temps, comme on le verra, il s’est mis à charger ses portraits de ville et de corps saisis à la volée de textures criardes, de corpuscules de matière, de poussières d’organes, allant jusqu’à farder certains de ses clichés à l’extrême tels des mannequins de nuit pour leur faire régurgiter leur genre, leur génitalité, leurs tripes et, cerise sur le gâteau, leur âme. Il photographie l’or du temps dans les reflets de la matière. Il triture ses sujets, il les tord, il les scarifie, il les écorche, il les tue : par amour, par excès de manque. Lorsqu’il photographie un nu, il radiographie son propre désir, il descend les marches qui l’invitent, chaque fois, à un point de non-retour. Chaque situation, chaque événement, chaque corps, chaque objet, toute absence, lui fournissent une occasion de descendre en rappel, de lever un coin de rideau sur la dernière image, celle qui recule en chacune d’elle, celle qui parle dans la langue des morts, celle dont il ne reviendra pas. Cette quête obsessive de l’image prend pied dans la vase du lotus et ne nous offre son plus fin fumier qu’après floraison dès lors qu’il ne reste plus rien à photographier qu’une déliquescence radicale de pétales, un périple de mémoire, une longue, très longue amnésie qui ressemble étrangement à ce que représente, dans son essence, une vie humaine : c’est là ce que ses clichés suggèrent. En forçant le trait dans le sens de la fracture, on pourrait avancer que ce livre de maturité ressemble à un marbre. On y entend les voix hallucinées de s’y trouver réunies de revenants fameux dont la qualité justifie le nombre. Je ne suis pas sûre cependant qu’ils auraient tous souhaité participer de cette prestigieuse tapisserie comprimant les siècles à la faveur « d’une très courte unité de temps ». Le choix des textes, quant à lui, est orienté par la nécessité d’un temps social. Libre à vous de changer de piste et de le lire en marge de ses lignes de force pour ce qu’il est vraiment : un auto-portrait de l’artiste lui-même et une recension de son œuvre, de ses mutations et de sa démarche tant il est vrai que ce qui distingue un bon photographe d’un artiste est l’absence ou la singularité d’une démarche.
Ce livre ambitieux, dont on aimerait parfois balayer de la main certains textes un tant soit peu surannés, ce projet éditorial élégant, cet état des lieux et des œuvres, ce legs douloureux écrit face à soi-même plus encore qu’au continent sombré des écritures, est une déclaration d’amour pétrie d’humanité faite en images à l’Art dans laquelle de véritables bêtes de mots croisent leur « utopie singulière »* servant chacune à sa façon la cause littéraire tout en témoignant de son époque : ce pourrait être une définition de la Littérature.
* Selon une expression empruntée à Bruno Doucey