Quand la parole attend la nuit de Patrick Autréaux par Carole Darricarrère
Ce jaune stable, un jaune impérial, sésame bouton d’or des éditions Verdier, nous le reconnaissons de loin pour nous offrir la fine fleur des écritures contemporaines de A comme Autréaux à W comme Wauters en passant par M comme Michon, pour ne citer qu’eux, soit 40 années déjà que ces très fines écuries célèbrent coups de cœur et rendez-vous hors sentiers battus portant haut une exigence de qualité à laquelle participe la griffe solitaire de Patrick Autréaux, les méandres de son phrasé s’enrichissant aux champs de poésie - sa danseuse - et à la ville de tout ce que sa pratique médicale fait soupçonner de maîtrise dans la taille au laser et la découpe au diamant.
Patrick Autréaux s’inscrit dans une lignée d’écrivains qui ont fait leurs armes en poésie et ne lui tourneront jamais le dos comme en témoignent le choix de ce long titre subliminal et ces insertions de poèmes habilement disséminés dans sa prose, elle-même d’une fulguration singulière. En témoigne aussi le combat intérieur dont ce récit autofictionnel si âpre fait état, entre savoir, efficacité - « (…) cette efficacité, si nécessaire, détruisait des états d’âme très précieux. » - et pragmatisme attendus du médecin d’une part et la sapience intuitive longuement infusée du poète-penseur-écrivain d’autre part, offrant deux approches a priori opposées de l’engagement comme de la réparation, bleus du corps et bleus à l’âme ici confondus, renouant ainsi avec la très ancienne tradition aujourd’hui révolue de l’homme complet tout à la fois médecin, poète et philosophe, Sage en puissance dans la Cité.
Quand la famille devient matière à boulet et que nous passons à côté de l’amour sans jamais pouvoir l’atteindre, que nous enseigne la Littérature ? Que chaque livre contient une parcelle de la sagesse infinie qu’il nous est offert de goûter un jour au terme de toutes nos errances comme de nos faux-pas ; qu’il est un lieu en soi de paix sans mélange auquel le livre nous prédestine, « un lieu d’échappement » : « C’est à la suite d’une violente dispute entre ses parents qu’il avait senti monter les mots. Des cris et des palpitations engendrant un poème. La source semblait avoir été dépierrée par la frayeur ».
Ainsi Solal, dont la sonance solitaire faussement solaire n’est pas non plus sans fugitivement évoquer celle d’un Seurel dans ‘Le grand Meaulnes’, à mi-chemin ici du cloporte (sic) et du « sanglier bleu », ce personnage à la fois si intensément nostalgique et passionnel, est-il pris en sandwich entre trois nobles contraintes, celle d’une sexualité au scalpel portée à « éventration cosmique » entendue comme un exutoire en soi, la Recherche implicite de l’amour & « la joie giboyeuse quand il écrivait des vers sans penser encore à les faire lire », écrit Patrick Autréaux qui prend soin d’avertir « Il serait heureux que puisse ici s’écrire un roman d’apprentissage ou que Solal prenne les traits juvéniles de quelque saga initiatique, ceux d’un jeune homme enfin prêt à participer au salut de l’humanité souffrante. », même s’il avoue dans la foulée que « Les études de médecine en général, ne sont guère que des initiations de pacotille. (…) c’est à une pensée pauvre en symboles et peu perméable à l’imaginaire qu’elles restreignent. »
Comme son nom l’indique Solal est seul en son âme, est un soleil partiellement éteint de longue date, cherche frénétiquement la lumière de la réparation à l’extérieur de lui-même dans les corps et à défaut de lumière : l’oubli. On tient là une ligne mélodique somme toute assez classique et puissamment romanesque, si ce n’est qu’ici le poète médecin faisant son lit du roman nous offre dans la foulée d’une écriture affûtée toute en lacets de nostalgies et d’audace, un (h)éros dont l’homosexualité assumée enrichit le propos et replace la trame du roman dans le contexte particulier d’une époque qui nous ressemble.
Le livre commence sous le signe de l’insatiable passion des corps exultant dans des acmés érotomanes qui donnent lieu à des pages de sensualité anatomisée d’une beauté singulière : magnifiques scènes d’amour d’une puissance plastique absolue dignes de deux écorchés dans un tableau d’Egon Schiele. Deux hommes s’aimant au lit comme sur une table de dissection, arrachant à la chair la fine fleur iconique de ses secrets, il y a une sorte d’attraction fatale flirtant avec l’extrême excès de l’expérience menée au carrefour de la vie, de la maladie et de la mort, une pulsion dont l’âme humaine ne sort ni indemne ni forcément grandie, un nuancier de sentiments qui convoque le destin à une radicalité entre hyper réalisme et poésie artésienne à mi-chemin de l’attraction et de la crainte, dans cette ambivalence de la psyché humaine.
Dans Autréaux se lirait alors le X de la faux de la folie artésienne « remontant la jambe (...) embrasant le sexe » : carré noir, c’est la première valeur qui vient à rebours du story telling à mots couverts, la littérature y est un alcool fort empruntant au formol sa note puissante, sa définition, ses vapeurs, le X de extase, abordée sous l’angle d’une excision - fut-elle d’amour -, Passion de la chair au pied de la Recherche ses lentes transfigurations de chemin jonché d’épines et autant d’obstacles à la compréhension de l’ombre et de la lumière.
Un livre dans lequel au-delà de cette Recherche d’une pureté viscérale, « Une duperie consentie. Un amour bancal. Une impasse redoutée. Et où l’on s’est avancé tout de même. » ne sont jamais que la énième réplique du séisme fondamental d’une « nuit sauvage dans laquelle il a vécu plusieurs années malgré lui (…) et auprès de laquelle, même une vie plus tard, les nuits qu’il avait cru terribles sembleront de petites éclipses folkloriques », le la fondateur auquel l’on doit ce rendez-vous initial avec la nuit de l’âme, c’est-à-dire avec soi-même. De là se déclinent dans le désordre, par degrés de confrontations et de rêveries autour du thème, les épisodes d’une écoute flottante - « Écouter ce qui dégorge du silence » - à variations d’intensité introspectives.
Après sa rupture d’avec Simon, « que reste-t-il de Simon ? ». Tel un gond à moitié de l’ouvrage, se trouve un chapitre implacable que l’on pourrait intituler ‘anatomie d’un divorce’, que l’on ne résiste pas à relire d’une traite dans la foulée pour mieux en apprécier la pénétrante anamnèse. Son inaltérable acuité laisse k.o. le lecteur et nous fait naturellement basculer dans une métaphysique méditation des profondeurs autour du ressenti : « que sent-on, que voit-on quand on s’interroge sur ce qu’a laissé un être aimé ? », l’ « om souterrain de l’appel qui n’a pas de langue », « ce qui habite tous les deuils, la conscience que quelque chose de très fragile, presque imperceptible et vulnérable n’avait pu être entendu et avait disparu à jamais. », le travail de langue au service de l’analyse culminant alors dans un paroxysme de beauté concertante :
« Et qu’ainsi le silence même était détruit sans avoir germé. »
Ce livre dont le vrai sujet fait retour sur « l’enfouissement de l’amour » plus que sur « l’adieu », ressemble étonnamment à cette « fleur de thé dans une tasse chaude, quand on y verse soudain des passions inattendues » souvent évoquée et dont la saveur infuse (umami par excellence) en appelle à l’enfance du goût et pourrait subtilement se confondre avec l’origine d’un sentiment de perte. En prime une réflexion filée sur l’instinct de l’écrire, sa dérisoire pertinence en regard du « travail du secret » : « On peut dire que toute confession est nourrie par un vaste et très ancien cadavre. Un cadavre sans corps. Non un fantôme, mais le ferment que dépose en nous ce qu’on a brûlé de nous-mêmes en touchant à certaines limites (…) ».
De ce « tourniquet de méninges » surgit une « histoire en morceaux » dont l’effet de traîne fait chambre d’échos comme un jeu subtil de transparents semblables à des glacis, un personnage en convoquant soudain un autre, ces fragments dressent le portrait psychique éclaté d’un homme tout en degrés d’êtreté, chacune de ces reprises étant travaillée sous un angle qui restitue un supplément de profondeur, chaque nouvelle peau, plus fraîche, plus fine, plus poétiquement à vif, participe d’une marque de l’ange.
Si aucun homme ne peut prétendre faire concurrence à l’altérité qui se dégage de certains livres (pas même leurs auteurs) dès lors que ceux-ci, semblables aux fragments occultes de quelque génie galactique qui engendrerait une enveloppe mortelle pour mieux en repousser les limites, se détachent d’eux à jamais pour embrasser dans leur solitude le domaine public des générations à venir, celui-ci fait tomber la poésie dans les sables mouvants du roman avec l’évidence naturelle des concepts les moins aptes à être par nous figés.