RETORDRE RETORDRE LES FIBRES DU TISSU ANCESTRAL de Risten Sokki par Carole Darricarrère
Plaisir furtif d’une poésie économe traduite du sâmi qui adresse le lecteur de 7 à 77 ans à mi-chemin du conte faussement naïf et de la fable politique, de la remémoration comme de la décantation, paraît aux éditions de l’Agneau à dos de rennes un mirage boréal frotté de sang au charme discret mais pénétrant.
Une fois n’est pas coutume la lecture voyage qui nous emmène cap au nord en immersion dans la neige et des contrées hors sentiers battus qui n’ont pas froid aux yeux de sorte qu’à petits pas d’empreintes floconneuses remonte de la toundra le goût ancien des choses bonnes et mauvaises et que de Norvège et du fond du temps nous parviennent comme possible réparation les échos d’une mémoire ancestrale. Entre naturel et surnaturel, manches de couteaux et tambours chamanes, traditions et trahisons, le lecteur se sent comme invité à pénétrer dans un livre sacré de contes et légendes et de sacrifices, que nenni, « RETORDRE RETORDRE LES FIBRES DU TISSU ANCESTRAL » est un témoignage politique trilingue (sâmi, norvégien, français), un brise-glaces en quête de vérité et de reconnaissance qui se décline sobrement en vers courts et en symboles et rompt avec nos propres codes culturels, ce qui a le don de ressourcer infiniment la logique.
Dans le domaine du tissage il fut un temps où l’on tordait plusieurs fils entre eux afin d’en obtenir de plus solides, ainsi arrive-t-il que l’Histoire elle-même entrelace et coupe les fils de lumière de plusieurs âmes renforçant ainsi les lignées à venir, « La tête d’arrière-grand-père / Sur terre gelée / en octobre 1854 ».
Point de colère pourtant ici devant les évidences, ni révolte ni rancœur, c’est avec patience et humilité que les mains primitives déroulent le fil des jours et des tâches au rythme rude des saisons, avec une sagesse et une concision sans affect, dans la langue nomade des Sâmes, à petits traits nus quasiment indolores qui pointent une sensibilité de cœur et un je en retrait comme simple avatar d’une longue chaîne de morts et de vivants, produits de l’Histoire au carrefour de tous les vents.
La Nature est omniprésente dans le livre et cela fait du bien, « Au sud des grands espaces / la mer luit / comme mes bijoux / Là / confiante / bien entourée / des monts du Balsfjord / je scrute / l’apparition des feuilles (… ) » ; des ailes, des présences animales, se partagent le livre avec l’Homme et cette fraternité première et spontanée remet en perspective la place de l’Homme dans l’univers, « La buse / raconte / Je suis // Elle / comme moi / nous craignons / les étrangers ».
Un principe de communion, « Notre prière-de-lumière / nous l’avons cachée / dans les rayons du soleil », perce neige à chaque page avec cette confiance des âmes simples dans un ordre qui échappe à la raison, les écorces ont une âme discrète, « La mort / est continuité », chaque chose étant à sa juste place est concrètement d’une fraîcheur absolue, notre ‘meilleur ami’ (un petit chiot) « ne raconte jamais / n’importe quoi », à l’égal des cailloux qui « ne rapportent / aucune fausse rumeur ».
Poème d’apprentissage, « Mon enfant / n’oublie pas / qui tu es // ‘Humain d’abord / Sâme ensuite’ », dans ‘Sâme’ s’entend le mot ‘âme’, quelle chance, je m’âme, nous nous arrimons à l’âme du monde, dans ‘âme’, en toute discrétion, s’ajoure le mot ‘aime’, aime ta lignée.
Risten Sokki est une femme forte, elle ne se plaint pas, elle note avec la simplicité désarmante des âmes pures que « Personne ne m’a dit / que ça pourrait être / autrement » et se demande « qui / je suis », « les souvenirs / (elle) les immerge / dans le lac à double-fond ».
C’est en s’enfonçant plus avant plus avant, dans les eaux noires de la neige blanche, que l’auteure « regard(ant) en arrière » du côté de l’enfance, croise les reliques du sang versé dont « la neige / couvre/ les traces » (le sang du renne piqué à cœur à celui de l’ancêtre confondu) tandis que le poème déjà, du bout des doigts retord retord, les fibres du tissu ancestral, la peur et les « côtés sombres / de l’humain ». Dans le mot ‘retordre’ vibre en contre-jour le mot ‘tendon’, « Les tendons sont forts / La hache encore plus forte », j’écris comme « Je retords des tendons / Retords » (d’ancêtres et de rennes), comme qui circonscrit ou circoncise ou exorcise une blessure.
Chaque séquence de vers s’orne d’un hiérogramme en place d’un chiffre comme autant de facettes d’une figure en mouvement en proie à de multiples révolutions initiatiques et scande la lecture en rappel de ces tatouages ethniques que l’on imagine volontiers danser à même la peau de héros aborigènes au rythme des reflets changeants des flammes de quelque grand feu brillant : « Je regarde / un soleil / gravé / dans une peau » dit en miroir du texte, de la main de Risten Sokki, l’illustration de première de couverture, tremblées de pirogues norvégiennes, soleil et sang, dans cette conscience du fait que « Le feu menace toujours / de s’éteindre ».
En avant-propos une note aussi élégante qu’informative de l’artiste franco-norvégien Gunnar Palander nous permet de situer l’auteure dans le contexte historique, ethnique et géopolitique auquel elle se rattache.
C’est ensuite avec pudeur dans une belle qualité de silence que se rejoue sous nos yeux le film muet d’un martyre ancien sur fond d’aurores boréales et de vignettes graphiques, « Qu’est-ce que je / peux donner de plus / à Dieu », et que l’émotion monte doucement en intensité dans le contrôle sans jamais déborder comme se referment insensiblement les cicatrices indélébiles.
À laisser infuser en réécoutant les vocalises cristallines de la chanteuse norvégienne d’origine sâmi Mari Boine (« Room of Whorship », 1998, lyrics by Sokki pour « Risten ») comme celles de la chanteuse norvégienne de jazz Karin Krog en collaboration avec son époux saxophoniste et clarinettiste John Surman sur le fabuleux et très poétique album « Such Winters of Memory », qui n’a pas pris une ride (ECM Records, 1983).