Trois pères, Jabès, Derrida, Du Bouchet de Didier Cahen par Carole Darricarrère

Les Parutions

16 sept.
2019

Trois pères, Jabès, Derrida, Du Bouchet de Didier Cahen par Carole Darricarrère

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Comment saisir ensemble les arpèges 

d’un banc de vif argent dans le souvenir de la mer

où nuée de graminées chatoierait à qui mieux mieux dans le vent d’hier 

d’un trio jouerait le jadis présent d’une postérité vivante amoureusement déclinée. 

 

Érudit précis de poésie toujours plaisant, se lit avec reconnaissance ce bouquet inspiré de trois au banquet de l’esprit sans peine sous couvert d’une proposition habilement déclinée : trois flammes jumelles en leurs divers degrés de judéité poursuivant chacune à sa manière et ensemble séparément une Recherche fondant ici à elles seules sous la plume du poète essayiste Didier Cahen quasiment une cène que l’amitié et la passion qui l’animent font entrer dans une fraternité vivante et familière.

 

« Trois pères » est un livre à penser qui trace un rapport d’homogénéité entre trois luminaires propre à réconcilier l’œuvre, la poésie et la philosophie avec la vie en ses trajectoires temporelles d’humaine réalité.

 

Ils apparaissent et disparaissent en rappel à la pointe des sables mouvants de la langue en ombres chinoises à l’infini du temps de la rencontre tels trois « rois mages » sous la plume d’un maître marionnettiste ramenant à lui de mémoire non sans réelle émotion le fil de sincérité des filiations. C’est donc avec la tendresse d’un fils spirituel à l’école de la réminiscence que Didier Cahen nous partage la parole levée de trois portraits croisés empruntant à l’occasion à l’art de la radio les silences suspendus tout en points de suggestion de l’interview ajustés à l’écriture. 

 

De ces convocations autobiographiques aux confins du souvenir autour du verbe aimer naît l’inconditionnalité d’un hommage singulier qui rêve intensément un besoin de langue, « de quoi alimenter la religion du livre, de quoi se convertir à la littérature » suggère l’heureux testamentaire de l’avant-garde de ces rencontres littéraires au sommet dans la longue préface d’une interview liminaire qui s’apparenterait à une ligne de fuite.

 

Ce guet offensif de l’avant-garde volontiers exalté conjuguée ici en trinité au passé si prompt déjà dès les années 70 à dénoncer « les formes trop prévisibles, trop foncièrement prescrites de la poésie », questionne les gourous de la modernité jusqu’en ses extrêmes contemporains : l’instinct de déconstruction si prégnant chez Derrida, le placement vertueux de la limite chez du Bouchet, la mise en scène de nouvelles nécessités posées tel un sang aussi frais que sémillant, l’étendard politique des partis-pris fondent en miroir des générations un socle intemporel de débats lissés ici de mémoire de vétéran.

 

Ils sont donc trois qui jamais ne se font de l’ombre graphiquement séparés par une page de garde tapissière facilitant dès la tranche la lecture. Chacun dans son domaine entretient avec ses semblables une fraternité qui induit à la fois une réserve et une complicité d’ambitions. Chacun est la pièce maîtresse d’un puzzle qui n’a de cesse de se faire et de se défaire. Un puzzle dont Didier Cahen s’empare précisément à la manière d’un château de sable patiemment s’évertue à chaque vague à se recomposer.

 

Lecture structurée en trois piliers et miettes de vif argent les déclinaisons à trois facettes miroitant à même les allées du souvenir. Triptyque s’élaborant en miroir à traits tendus de pinceaux de façon à ce que les figures et les détails se rapprochent juchées parfois croit-on sur l’épaule du maître épris de son sujet cherchant plus loin dans les blancs de la page les apparitions facétieuses d’un courant de lumière. Ils sont trois et tant que la vie revient offrir la fine essence volatile de leur triple signature. Ils sont là pourtant qui restent à regarder le poète derrière la vitre et parlent à jamais depuis le lieu où la parole fossilisée continue à éclairer et diviser les ombres. Tandis que le lecteur remonte le courant de la durée suspendue pour mieux les rejoindre en chair et en pensée retourner les morts revient à en fertiliser l’immense parole.

 

Dans l’ordre d’une logique tripartite (« Mémoires », « Aimer Jabès », « Le Livre ») JABÈS, « la cohérence sans faille de la vie et de l’œuvre » et ses créatures impersonnelles (« moins on raconte et plus on dit ») en tête comme réparation, de la ‘sortie d’Égypte’ symbolique aux infinies variations ‘de l’exil à l’infini’, millimètres sensibles d’immobilité gagnés sur la précipitation, « Je suis à la recherche d’un homme/que je ne connais pas/qui jamais ne fut tant moi-même/que depuis que je le cherche. » : de ceux qui en dernier recours fondent dans un raccourci à la fois le rempart extralucide et l’ouverture bienveillante à l’hospitalité ; de lui que dire qui ne soit jamais en deçà de l’éclair d’une pensée ayant de son vivant déjà atteint les cimes ? Un vis-à-vis fourni de citations tissées tels des ex-voto autour de « sa langue » ouvre autant de fenêtres que nécessaire en mémoire d’une œuvre qui sans relâche inspira les plus grands penseurs et écrivains. La perle aux oubliettes pourrait-on avancer néanmoins, dans le vivier de l’Ostréiculteur. Caviar du must jamais facile à lire mis à portée de lecture : « Apprendre à lire avec Derrida et Jabès ». Densité d’intensité du « quartz noir », un idéal de « sécheresse frémissante, à la fois lyrique et abstraite » (Roger Caillois) au compte des grandes disparitions. Nostalgie rare des questions sans réponse laissées derrière lui à dérouler : « Dix-neuf livres dans la fameuse collection Blanche de Gallimard, une bonne trentaine chez d’autres éditeurs, des traductions dans une dizaine de langues, et pourtant, Edmond Jabès reste un auteur injustement méconnu (…) ». Ce chantre de l’hospitalité sans attentes se rencontre dans le creuset des silences à l’abri du hic & nunc des impostures des temps venus et à venir comme oasis d’un mirage de bonté stable.

 

Jabès m’apparaissant ici plus que jamais au fil des pages (à l’extrême opposé d’un dandy médiatique) tel un Gandhi des lettres dont le rouet aurait tissé le suaire d’une œuvre fleuve laissant aux blancs le soin en pointillés de s’inachever dans la précieuse clarté du non-dit de l’éloquence.

 

C’est avec la même pertinente émotion et une fidélité manifeste que Didier Cahen nous restitue dans la foulée le récit du dialogue qu’il a noué du vivant de l’auteur avec l’œuvre de DERRIDA, l’étoffe de sa pensée et la révolution de la vie en ses méandres sur l’autel d’une égale complicité pour mieux en accueillir-et-recueillir l’inépuisable richesse.

 

Juif Pied-Noir « nostalgérien », si Jacques Derrida m’était conté, ici en trois actes ( un « Je me souviens » sur le modèle de Georges Pérec et de Joe Brainard suivi d’«Une vie» et d’un « Vademecum » de citations de JD) le philosophe militant & responsable illustrant « la forme affirmative de la déconstruction », « associant les formes classiques de la dissertation et de l’argumentation aux scènes d’écriture les plus innovantes (…) marque sa volonté de faire de la pensée une aventure vivante, ouverte, accueillante, à tout prendre (…) », auteur de plus de 70 livres, d’articles, d’entretiens, de conférences, voyageur du grand écart traduit dans toutes les langues ouvrant la philosophie au nombre et n’ayant de cesse d’interroger ses propres affirmations. (« Qui a dit qu’on naissait une fois ? Mais comment dénier qu’à travers toutes les naissances promises c’est une seule et même fois, l’unique, qui insiste et se répète à jamais ? » ou encore, justifiant de sa préférence franco-européenne - langue, nation, citoyenneté -  « de cette ‘préférence’ qu’il me faut à la fois affirmer et sacrifier » propre à « contredire et menacer les impératifs du respect universel de l’autre » notant que la « neutralisation » ou la « dénégation » des dites préférences « serait aussi contraire à tout mobile éthico-politique » ).

 

Revenant à la poésie avec André DU BOUCHET, né « dans une famille d’une belle diversité », « boire les paroles » et ressusciter les « formules dont il a le secret », genèse de la vie et de l’œuvre incluse.

 

« J’écris pour ne pas rester les mains nues, pour que mon poème serve de route à ce que je ne connais pas » ;  « je suis plus loin de moi que de l’horizon/J’écris aussi loin que possible de moi  à    bout de bras/dans le jour   devant le rien des glaciers » ; « entrer dehors  autrement dit dieu le vide   je n’y atteins pas » ; de sa fréquentation assidue des peintres surgit des blancs « le jour embue méthodiquement les vitres   l’ombre coule doucement de la tasse renversée » et autant de paroles d’une irrésistible élémentarité qui n’en sont pour autant jamais ni plates ni creuses mais radicalement saisissantes pour être parvenues à embrasser la surface ‘reconnaissable’ - du dehors son « taux de réalité » - depuis une ‘impalpable’ profondeur toute personnelle dans son expression prosaïque sitôt exprimée sitôt dépassée et ce, loin des « intrigues du petit monde des lettres » (bien qu’ayant contribué de 1966 à 1972 au sein de la revue L’éphémère aux côtés d’illustres agitateurs à réinventer « la poésie surexposée, un peu trop sûre d’elle-même » rappelle DC). À l’image de Jabès, un homme suffisamment ‘pur‘ pourrait-on dire si ce mot n’avait été depuis congédié par notre modernité volontiers dictatoriale qui n’est plus guère en capacité d’en mesurer par absence l’ineffable saveur ; pur au point d’avoir eu la sagesse in extremis de se retirer en ses montagnes imaginaires. 

 

Didier Cahen, poète et essayiste notamment de Jabès et Derrida, ancien homme de radio et actuellement chroniqueur de poésie pour Le Monde des livres commet ici aux éditions Le Bord de l’Eau une somme sonnante qui trouve une forme propre à susciter l’adhésion et redresse à main levée sur fond d’années 70 les prégnants vestiges d’une histoire d’amour qui dure dans trois disparitions.

 

 

 

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