xx.com de Jean Gilbert par Nathalie Quintane
Boy meets girl. Jean rencontre Fanny. Ou plutôt JoeyXX rencontre LilyAsh. À distance, via un site de sexcam live, payant, bien entendu, et pas qu'un peu. Officiellement, Jean/JoeyXX y vient jouer l'anthropologue, cependant que LilyAsh/Fanny y joue son rôle ordinaire de camgirl — sauf que Lily n'est pas une camgirl ordinaire (en tout cas pas pour JoeyXX). Par exemple, Fanny (sous l'impulsion de Joey, certes, mais pas que) se pose encore plus de questions que Jean sur son métier et sur sa vie en général.
Alors, les rôles s'additionnent, se brouillent, s'échangent. S'en dégage d'abord, peu sexy, la vieille question sociale. On comprend progressivement que Fanny est tenue de rester disponible et devant l'écran jusqu'à épuisement (c'est la « clé du succès » selon son employeur) ; qu'elle est sans cesse surveillée et manipulée (ses patrons truquent ses statistiques pour qu'elle travaille encore plus) ; bref, qu'elle est exploitée. Mais comment lâcher un boulot qui vous rapporte cinq fois plus que le salaire moyen dans votre pays (la Hongrie) ?
La cruauté et la vérité de ce livre ne tiennent pas dans ces quelques lignes de reconstitution qui le font ressembler à ce qu'il n'est pas (un récit, une fiction). Captures d'écran, retranscriptions d'échanges privés et publics ou de citations qui figurent sur les "murs" des filles ou de la direction (« la création plus que le travail/l'engagement plus que le devoir »), analyses rétrospectives et prospectives de Jean : ces documents n'arrangent pas d'histoire ; ils exhibent des données ; ils laissent entendre que leur mise au jour peut servir à des fins politiques — clairement posées : « quel type de résistance cette écriture peut-elle produire ? ». Le livre serait ainsi « le dernier maillon d'une chaîne qui permettrait de ralentir, entraver, embarrasser la circulation des flux et des consciences ».
La littérature y fait effraction, rarement, mais de la meilleure des manières : c'est l'extrait d'une lettre de Kafka à Milena qui éblouit Fanny et permet à Jean de repérer et d'affirmer l'aspect fantomatique (plus que « virtuel », mot jamais employé) de leur relation — et, au-delà, que le « fantomatique et le spectral sont partout sur xx.com. ».
Par la manière dont l'amour occupe une place centrale, par les analyses et les réflexions récurrentes concernant la correspondance, l'écriture (à distance et comme distance) et la psychanalyse, par l'affect douloureux qui finit par imprégner tout le livre du fait, entre autre, d'une relation forcément inaccomplie, le livre de Jean Gilbert est en somme l'héritier de La carte postale de Jacques Derrida — œuvre dont la liberté formelle et la puissance de pensée laissent encore aujourd'hui pantois.