Kafka, nouvelle traduction par Matthieu Gosztola
« Le Voyageur du tramway » (traduction précédemment parue dans la Pléiade) : « Je suis debout sur la plate-forme du tramway et je suis dans une complète incertitude en ce qui concerne ma position dans ce monde, dans cette ville, envers ma famille. Je serais incapable de dire, même de la façon la plus vague, quels droits je pourrais revendiquer à quelque propos ce soir. Je ne suis aucunement justifié de me trouver ici sur cette plate-forme, la main passée dans cette poignée, entraîné par ce tramway, ou que d’autres gens descendent de voiture et s’attardent devant des étalages. Personne, il est vrai, n’exige rien de tel de moi, mais peu importe. »
« Le Passager » (nouvelle traduction, bien plus juste, dans la même collection) : « Je suis sur la plate-forme du tramway et totalement incertain quant à ma position dans ce monde, dans cette ville, dans ma famille. Même en passant, je ne saurais indiquer les exigences que je pourrais formuler à bon droit à tel ou tel propos. Je ne peux pas du tout défendre le fait que je me trouve sur cette plate-forme, que je me tiens à cette poignée de cuir, que je me fais porter par cette voiture, que des gens s’écartent devant elle ou marchent tranquillement ou font une pause devant les vitrines. »
À la date du 25 février 1918, Kafka avance dans son Journal : « Il est vrai que tout être humain doit pouvoir justifier sa vie (ou sa mort, ce qui revient au même), il n’échappe pas à cette tâche-là. » Sonne avec force cette assertion, lorsque l’on réalise que la perception de soi-même que Kafka communique dans ses lettres et dans les cahiers de son journal se caractérise – notamment * – par un pessimisme par rapport aux possibilités de succès et par un mépris pour sa personne (une haine de soi farouche ou timide, c’est selon) : « Ma certitude est confirmée, quand je travaille à mon roman, je me trouve dans les bas-fonds de la littérature. » Et, dans une note datée du 31 janvier 1911, l’auteur du Procès avance : « Tant de choses s’emparent de moi qu’il me faudrait passer la nuit à écrire, mais ce ne sont que des choses impures. »
L’impureté tient au sentiment ontologique de culpabilité et de honte, lesquelles tournoient comme vents hostiles chez Kafka, en son moi profond ; ainsi que le rappelle Raffaello Rossi dans sa thèse intitulée « Ontologies du sujet : Proust, Joyce et Kafka, narrateurs modernistes », Marthe Robert a reconstruit d’une façon peut-être schématique mais convaincante la manière dont le complexe d’infériorité s’attache au problème de l’identité juive : « Kafka en effet est honteux et coupable de tous côtés : au regard des chrétiens, parce qu’il est juif, et au regard de sa propre conscience, parce qu’il ne l’est pas, ou ce qui revient au même, parce qu’il ne l’est qu’à moitié » **.
L’impureté tient ensuite à l’aspect imparfait, « brouillon », décousu des écrits produits, comme le reconnaît Kafka lui-même le 5 novembre 1911 : « je ne produis jamais que des éléments décousus. Si je parvenais à écrire un ensemble plus long et bien constitué du début à la fin, mon histoire ne pourrait jamais se détacher de moi définitivement [...] mais ce n’est pas le cas, chaque petit bout de l’histoire vagabonde de tous côtés comme un sans-patrie et me jette en direction opposée à la sienne. – Cela dit, je pourrai encore m’estimer heureux si mon explication est juste. »
L’écriture de Kafka est constituée d’« éléments décousus », car c’est une écriture fille de l’asthme, de l’essoufflement, comme nous l’apprend une note datée du 21 novembre 1911 : « Avec un corps pareil, on ne peut obtenir aucun résultat. Eu égard à sa faiblesse, mon corps est trop long [...]. Comment ce faible cœur, qui m’a fait souffrir plus d’une fois, pourrait-il pousser le sang sur toute la longueur de ces jambes? » Du reste tous les corps sont-ils, pour l’auteur de La Métamorphose, semblables au sien, même si c’est sous l’écorce de la visible jeunesse, de l’apparente santé : « Car nous sommes comme les troncs d’arbre dans la neige. On dirait qu’ils reposent bien à plat et que d’une petite poussée on devrait pouvoir les faire bouger de là. Et non, on n’y arrive pas, car ils sont solidement arrimés au sol. Mais voilà, même ça n’est qu’une apparence. » (« Les Arbres ») Selon Jean Starobinski, la conscience du corps domine les autres aspects de l’expérience chez Kafka : « ce qui l’inquiète […] par-dessus tout, c’est la différence corporelle. Le corps le préoccupe dans la mesure où il représente une frontière qu’on ne parvient pas à franchir : on n’échappe pas à son corps, et l’on est seul avec son corps. » L’on n’échappe pas à son corps, et l’on est entièrement abîmé en soi-même : « Je suis incapable de vivre avec les gens, de leur parler, confesse Kafka le 27 avril 1915. Entièrement abîmé en moi-même, ne pensant qu’à moi. Apathique, distrait, inquiet. »
Mais cette seule vie avec soi-même n’est pas exempte de découvertes, de libertés, ajoute l’auteur du Disparu le 29 janvier 1922 : « Le pouvoir d’attraction du monde humain est immense, il peut tout vous faire oublier dans un instant. Toutefois, le pouvoir d’attraction de mon propre monde est grand, lui aussi ; ceux qui m’aiment m’aiment parce que je suis "abandonné" [...], parce qu’ils sentent qu’à mes bons moments, la liberté de mouvement qui me fait complètement défaut ici m’est accordée dans une autre sphère. »
Seulement, si une liberté de mouvement est accordée à Kafka dans l’écriture, cette « autre sphère » en laquelle il se meut n’est pas noble, comme le confesse l’auteur du Château le 25 décembre 1911 : « On trouve partout de la joie à traiter littérairement des thèmes mineurs qui ont le droit d’être juste assez grands pour qu’un petit enthousiasme puisse s’y épuiser et qui ont des espérances et des appuis d’ordre polémique. [...] Ce qui, au sein des grandes littératures, se joue en bas et constitue une cave non indispensable de l’édifice, se passe ici en pleine lumière ; ce qui, là-bas, provoque un attroupement passager, n’entraîne rien de moins ici qu’un arrêt de vie ou la mort. »
Surgit d’une équivoque provoquée par la traduction de l’expression « kleine Literatur » (que Kafka utilise dans cette note du 25 décembre) la notion même de « littérature mineure » développée par Deleuze et Guattari. Une interprétation plus fidèle à la lettre et à l’intention de l’auteur traduirait « kleine Literatur » en « petite littérature », en raison de la nature de « texte d’observation, purement descriptif », qui n’a rien d’un « manifeste », ainsi que l’avance Marie-Odile Thirouin dans « Kafka, père des littératures mineures ? ».
Néanmoins, s’adapte à l’esthétique du récit kafkaïen la définition donnée par Deleuze et Guattari de la littérature mineure, quand ils affirment : « Dans les "grandes" littératures [...], l’affaire individuelle (familiale, conjugale, etc.) tend à rejoindre d’autres affaires non moins individuelles, le milieu social servant d’environnement et d’arrière-fond [...]. La littérature mineure est tout à fait différente [...]. L’affaire individuelle devient [...] d’autant plus nécessaire, indispensable, grossie au microscope, qu’une tout autre histoire s’agite en elle. »
C’est cette « tout autre histoire » que nous invite à (re)découvrir aujourd’hui la Bibliothèque de la Pléiade.
* Cf. Béatrice Jongy, L’Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa, Bruxelles, Peter Lang, collection Comparatisme et Société, 2011.
** Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, collection Diaspora, 1969.