Romans et récits de Romain Gary (Pléiade) par Matthieu Gosztola
À « Ce que je voudrais être » du questionnaire de Proust, l’auteur des Racines du ciel répond, le plus sérieusement du monde : « Romain Gary, mais c’est impossible. »1 A-t-il pu être Émile Ajar ? Le nom « Ajar » a été rapproché par Dominique Bona2 du premier pseudonyme de Roman Kacew : « Ajar signifie “braise” en russe, comme Gary “brûle !” au mode impératif ». Mais cette traduction est hâtive, approximative : c’est jar, et non ajar, qui peut signifier « braise » en russe. Comme le suggèrent Antoine Cibirski, et Mireille Sacotte à sa suite, est plus convaincante l’interprétation qui s’appuie sur le sens du mot anglais ajar, adverbe et adjectif qui s’applique à une porte entrouverte.
Être entrouvert pour être finalement ouvert, seule vraie nitescence qui nous soit donnée. Et ouvert à tous les vents possibles : mot d’ordre, en effet, de Gary, – qui s’est d’abord affirmé par sa précoce aptitude à la lecture et à l’écriture en plusieurs langues. La culture de l’auteur, fruit de multiples « assimilations » (il préfère ce mot à celui d’« influences »3), résulte de mélanges, de croisements : ouvrir un livre de l’auteur d’Éducation européenne, reconnaît Mireille Sacotte, c’est entrer « dans une œuvre abondante, riche, nourrie de culture essentiellement française et russe, mais aussi biblique, yiddish, polonaise, anglaise, américaine », c’est « entrer dans une forme de prose qui mélange les genres et exprime sa reconnaissance à la poésie ». Et si Gary privilégie le roman, dans sa création, c’est d’abord parce que ce genre – véritable « expérience », pour lui, de la fraternité – lui permet en toute logique, plus qu’aucun autre, de « courir » là où il n’est pas, « pour aller voir ce qui se passe chez les autres, pour [s]e quitter, pour [s]e réincarner. » (La nuit sera calme) C’est ensuite parce que le roman fait la part belle à ce qui lui donne sa fonction anthropologique : le récit. Dans la nuit glacée de Pologne ou sous les étoiles du ciel d’Afrique, dans Éducation européenne ou dans Les racines du ciel, c’est – ainsi que le constatent Mireille Sacotte et Denis Labouret – quand ils prennent le temps de raconter que les personnages renouent avec leur humanité. Souvent auprès d’un feu, dont la présence rassurante, lumineuse, dont la danse sauvage, circonscrite paraissent liées aux conditions primitives de tout récit. La parole, comme ignée, s’affirmant dans une vigueur, une force nouvelles. Raconter, et ce même si l’histoire narrée est pessimiste, voire désespérante, c’est faire œuvre humaine et humanisante. Proclamant dans Éducation européenne : « Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent », Gary se reconnaît frère de Camus qui écrivait dans une note de bas de page à un passage de L’Homme révolté : « Si même le roman ne dit que la nostalgie, le désespoir, l’inachevé, il crée encore la forme et le salut. Nommer le désespoir, c’est le dépasser. La littérature désespérée est une contradiction dans les termes. »
On ne peut que le reconnaître : le désespoir, belle cépée lorsqu’il est sublimé, n’est jamais absent de l’œuvre de Gary. Mais comment pourrait-il en être autrement ? « Un homme qui est bien dans sa peau est ou bien un inconscient ou bien un salaud, proclame l’auteur de La nuit sera calme. Personne n’est dans sa peau sans être aussi dans la peau des autres ». Comme Momo, le petit héros de La Vie devant soi qui souhaite devenir écrivain pour écrire Les Misérables, parce que « c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire », Gary est éminemment sensible, ce qui a, du reste, le don de l’agacer : « Je souffrote tout le temps. Finalement qu’est-ce que j’ai à en foutre, des Noirs, par exemple ? Rien. Je n’ai rien à en foutre, ils sont pas différents. Mais comme je suis souffreteux, ils me font mal au ventre. [...] J’ai tout le temps mal chez les autres ». Les autres ? Tous les autres. Dans Chien Blanc, dédié au chien Sandy, le chat siamois Maï est, murmure Gary, « un être humain auquel je me suis attaché profondément. Tout ce qui souffre sous vos yeux est un être humain. » Tous les « autres » qui souffrent, quels qu’ils soient, parce qu’ils souffrent, sont des « autres » humains. Là est la « leçon », fondamentale et nivéale, de l’œuvre complète, aujourd’hui parfaitement éditée, de Gary. Faut-il, en ces circonstances, s’étonner que l’auteur de La Promesse de l’aube se soit autant intéressé à la figure de Jésus, que l’amour seul rendait thaumaturge ? « Si tu t’intéresses au mythe de l’homme, à cette parcelle de poésie qui, seule, nous différencie du reptile, tu passes par Jésus », assène Gary, qui ajoute : « C’était la première fois qu’un homme avait parlé au féminin, avec amour, tendresse et pitié. [...] Et qu’est-ce que les machos en ont fait ? Des bains de sang ». Puis vient cette péroraison : « C’était la première fois dans l’histoire de l’Occident qu’un homme avait osé parler comme s’il y avait maternité. Pour la première fois, quelque chose d’autre qu’une bite s’était levé en Occident ».
1 Cf. Dir. Paul Audi et Jean-François Hangouët, Cahier de L’Herne Romain Gary, 2005.
2 Cf. Dominique Bona, Romain Gary, Gallimard, collection Folio, 2001.
3 Cf. Romain Gary, L’affaire homme, textes rassemblés et présentés par Jean-François Hangouët et Paul Audi, traduction de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Jean-François Hangouët et Paul Audi, Gallimard, collection Folio, 2005.