Euclidiennes d'Eugène Guillevic par Matthieu Gosztola
Dans son édition commentée, didactisée à destination des collégiens, des Euclidiennes de Guillevic, François Mouttapa, en plus de nous inviter à nous égarer dans les salles de l’Institut Henri-Poincaré à Paris, s’attache – notamment – à renouer avec la figure de l’auteur [1], ou plus exactement, loin de toute abstraction, avec son visage. Qui est – tout aussi bien – un corps. Fait d’unicité.
On écrit avec son corps. Mais ce n’est pas seulement ça. Notre rapport à notre corps – et donc, consécutivement, au monde – conditionne notre écriture (ainsi – par exemple – Kafka). Stéphane Bouquet dans La Cité de paroles (Éditions Corti, collection En lisant en écrivant, 2018) développe cette idée, au sujet de Malherbe. La danse est au cœur de la recherche poétique de Malherbe : c’est lui-même qui l’a affirmé. La danse que Malherbe dansait « était – commente un Stéphane Bouquet également danseur – avant tout une affaire de pieds (dans les partitions de l’époque, seuls les pieds sont notés – glissés, pliés, battus, etc.) et […] il s’agissait de quadriller un espace à des vitesses différentes. En danse, donc, ce n’est pas tellement comment on compte qui compte, si d’ailleurs même on compte, mais avec quelle énergie on fait : l’énergie avec laquelle on entame un mouvement, l’énergie avec laquelle on l’exécute, l’énergie avec laquelle on le termine. Essayez. Faites un saut : mettez l’accent sur l’impulsion, ou sur le moment d’apesanteur, ou sur la réception. Essayez, vous verrez, ce n’est pas le même saut, il n’a pas du tout le même sens. » Conséquemment, un vers de Malherbe « est fait de vitesses et de lenteurs, de ralentissements et d’accélérations, de blocs de mots-énergie. Un mot-énergie est un mot qui reçoit (du vers, du poème) une certaine énergie et la transforme en une autre. Un vers, de ce point de vue, est une figuration linguistique de la vitesse du temps. […] Ce qui […] intéressait avant tout [Malherbe], c’était d’organiser des vitesses harmonieuses. »
« Au fur et à mesure des théories littéraires », constate Mouttapa dans « L’histoire littéraire au lycée : retour ou nouveau départ ? » [2], la figure de l’auteur est devenue « diaphane, abstraite, jusqu’à offrir ce que j’appellerais les textes sans visage. Anne Armand justifie ainsi le renoncement au rituel de la biographie : "Renoncer à l’individu, c’est aussi renoncer à livrer aux élèves des indications qui n’apportent rien, quand elles ne gênent pas carrément la lecture des textes" [3]. Pour autant que cette orientation a permis de mieux positionner les élèves en tant que lecteurs des textes, cela ne les en a pas moins privés de repères. Réduire en effet l’approche de l’auteur à la biographie, que celle-ci tienne en une notice ou en un volume épais, revient à nier l’évidence : un texte, c’est une voix, plus, un grain de voix ; une peau, plus, une sensibilité à fleur de peau ; une personnalité. Loin de la seule information biographique, [d]es études […] récentes [4] comme les excellents dossiers pédagogiques en ligne de la BnF ouvrent bien des chemins pour se réconcilier avec la notion d’auteur. Elles mettent en évidence la multiplicité de son identité à travers ses pratiques littéraires et artistiques (auteurs polygraphes, éclectisme de l’œuvre), en le situant dans son musée imaginaire et en relation avec les autres domaines auxquels il s’est intéressé.
Dans un monde où les jeunes peinent à se projeter dans des figures de référence, pour finalement souscrire à celles que leur impose un régime médiatique et commercial (sportifs de l’extrême, société du spectacle…), il paraît essentiel d’enrichir, grâce à l’enseignement des Lettres, un répertoire de figures artistiques et littéraires très incarnées, pour laisser chacun s’y projeter en fonction de ses goûts. »
Un exemple, outre Guillevic, de figure littéraire très incarnée ? Claudel. Qui a su écrire (vivre) dans Connaissances de l’Est : « Il est des gens dont les yeux tout seuls sont sensibles à la lumière ; et même qu’est, pour la plupart, le soleil, qu’une lanterne gratuite à la clarté de quoi commodément chacun exécute les œuvres de son état, l’écrivain conduisant sa plume et l’agriculteur son bœuf. Mais moi, j’absorbe la lumière par les yeux et par les oreilles, par la bouche et par le nez, et par tous les pores de la peau. Comme un poisson, j’y trempe et je l’ingurgite. »
[1] Pas seulement dans la section intitulée « Guillevic raconté par lui-même : un autoportrait géométrique ».
[2] Nouvelle Revue Pédagogique lettres lycée, numéro 81, septembre 2018.
[3] Cf. L’Histoire littéraire, Théories et pratiques, Paris, Bertrand-Lacoste, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées, collection Didactiques, 1993.
[4] Voir (par exemple) Dir. Paul Dirkx, Les cinq sens littéraires, la sensorialité comme opérateur scriptural, Nancy, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, collection Épistémologie du corps, 2017 ; L’œil littéraire, la vision comme opérateur scriptural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection Interférences, 2015.