Dracula et autres écrits vampiriques (Pléiade) par Matthieu Gosztola
La « pétulance de la mort » ne cesse-t-elle pas de causer, ainsi que le note Madame de Staël dans De l’Allemagne (1813), « un trouble inexprimable » ? S’il est une veine d’expression littéraire et artistique que l’on continue à exploiter, et de plus belle, au XXIe siècle, c’est bien celle du récit vampirique, dialectique de l’oxymore qui fait de la mort qui obombre nos pensées la source hiémale de toute vie et qui nous enseigne que l’ombre peut être aimée avec la même ferveur que le serait une lumière coruscante. Sont frappants la contagiosité du phénomène et son succès auprès du public : se mettent ainsi à proliférer et à perpétuellement reparaître les écrits vampiriques que la littérature européenne voit surgir à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle et qui sont l’un des prolongements les plus spectaculaires et féconds du roman gothique, dont Alain Morvan est l’un des spécialistes1.
Nourrissant l’Unheimliche, pouvant s’imposer partout, le vampire n’est chez lui nulle part. Et comme il n’est de ce monde, il est de toutes les époques. Il donne l’impression de transcender les jours, et les mois, et les années, et les siècles, les ayant tous vécus. Jonathan Harker remarque, au chapitre III de Dracula (1897), que son hôte évoque les événements historiques, et notamment les batailles, « comme s’il avait été présent en toutes ces circonstances ». Est un trait que le maléfique comte partage avec le personnage éponyme du Melmoth ou l’Homme errant (1820) de Charles Robert Maturin ce don, effroyable, fascinant, de permanence. Et le vampire appartient de facto aux profondeurs du temps, car fait de nos hantises, de nos obsessions calligineuses, il précède, par son existence, la consécration du signifiant qui lui correspond, – généalogie que lève Alain Morvan dans l’appareil critique de cette édition.
À la lumière de la caractérologie vampirique, l’on comprend que, représentation de l’altérité par excellence, le vampire n’a pas de vrai commensal. « [A]rchétype même de l’intrus, favorisant toujours l’union des hommes contre lui », comme le remarque Estelle Valls de Gomis dans Le Vampire au fil des siècles : enquête autour d’un mythe, il est un solécisme social. Il est distance. Ubéreux, il n’a de véritable et prolifique, proliférante œuvre que sa solitude. L’aura d’incommunicabilité dont s’entoure l’être vampirique fait de lui une figure tout à la fois tragique – intensément – et alliciante. Où peuvent se refléter avec la même netteté le mal du siècle, l’orgueilleuse singularité du héros romantique ou décadent, la solitude de l’adolescent en prise avec les superficialités profondes, faisant système du XXIe siècle.
La séduction du vampire tient également au fait que le récit vampirique témoigne de la présence latente, mais essentielle de la peur dans la sensibilité, dans l’imaginaire de l’homme moderne. La raison d’être des superstitions que la figure du vampire exploite et annexe est de servir, avec grande diligence, cette peur2. Parfois, pour cela, il leur faut opposer une belle résistance. Résistance qui n’est guère étonnante puisque, rappelle Jean Marigny dans Ésotérisme, gnoses & imaginaire symbolique : mélanges offerts à Antoine Faivre, « superstition » vient du latin superstare, qui signifie « survivre ». Et – Madame de Staël, déjà, le savait – la « veine de superstition […] conduit si loin dans le fond du cœur »… Comme le constate Alain Morvan, le scientisme, l’économisme, la foi inconditionnelle dans le progrès ont épuré, asséché à l’extrême notre civilisation. Les Lumières du XVIIIe siècle – ainsi qu’en témoigne l’émue, la virulente réaction de Voltaire, dans son article « Vampires » de ses Questions sur l’« Encyclopédie » (1770-1772), à l’édition revue d’un ouvrage du moine érudit Augustin Calmet publié initialement en 1746 sous le titre de Dissertations sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie –, mais aussi, à leur suite, la foi positiviste, les révolutions industrielles, la marchandisation, la mécanisation, « la promotion d’une idéologie de plus en plus sécularisée », tout cela a projeté « l’image d’un monde qui ne laisse pas de place à l’imprévu, à l’aléatoire, voire à la simple passion. Cette schématisation extrême, exclusive de toute peur, est responsable d’une véritable carence ontologique, – tant l’absence de peur est en elle-même source potentielle d’effroi. »
Est ainsi, pour nous toutes, nous tous particulièrement nourrissant le corpus dans ce volume, retenu en vertu de la logique des aires culturelles qui privilégie les îles Britanniques. Si l’idée vampirique imprègne d’une façon significative la littérature française du XIXe siècle, comme le montre Alain Morvan dans sa brillante introduction, c’est du côté des littératures anglophones que la force de l’imaginaire est la plus évidente, l’élan narratif le plus impétueux. Les textes matriciels demeurent les textes anglais, – de Coleridge et Polidori à Stoker, en passant par Le Fanu. Retraduisant ces textes canoniques, Alain Morvan, selon le mot d’Yves Chevrel, non seulement « actualis[e], mais […] contribu[e] à ancrer […] davantage l’œuvre étrangère dans le patrimoine national du pays d’accueil », en même temps qu’il s’affirme passeur entre deux rives, tourné vers l’autre et vers l’ailleurs dans un essentiel mouvement de générosité et d’accueil. Ainsi, si d’aucuns regretteront l’absence de Varney le Vampire ou le Festin de sang (1845-1847), l’un des mérites, et non des moindres, de cette édition est d’y faire figurer l’épisode vampirique du Thalaba(1801) de Southey et Le Sang du vampire (1897) de Florence Marryat, textes publiés pour la première fois en français. Est particulièrement judicieux le fait de donner à lire le récit de Florence Marryat, celui-ci répondant subtilement à la logique complexe du genre, puisque, sans aliéner outre mesure la liberté scripturaire de son auteure, il rend minutieusement compte d’une menace – lueur vespérale – qui, insidieusement se glisse dans un décor d’une trompeuse quotidienneté… Une menace qu’il vous appartiendra de faire vôtre, en vous procurant, ou en vous faisant offrir ce volume de la Pléiade.
1 Cf. Frankenstein et autres romans gothiques, traduction de l’anglais par Alain Morvan et Marc Porée, édition d’Alain Morvan avec la collaboration de Marc Porée, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2014 et Alain Morvan, Mary Shelley et "Frankenstein" : itinéraires romanesques, Presses universitaires de France, collection Essais, 2005.
2 Cf. Dir. Alain Morvan, La Peur, actes du colloque organisé par le Centre de recherches sur l’Angleterre des Tudors à la Régence de l’Université de Lille III (10-12 mars 1983), Université de Lille III, collection Travaux et recherches, 1985.