Des pieds et des mains de Marc Bochet par Matthieu Gosztola
« Par la station debout, le pied a libéré la main, et la main a libéré la parole. Une telle verticalité conduit chacun de nous au désir d’une trans-ascendance ou d’un dépassement de soi », écrit Marc Bochet. Chacun de nous, de l’artiste au funambule, du funambule au danseur, du danseur au semeur de graines, du semeur de graines au semeur de mots (mais existe-t-il, entre eux, des différences ?).
Ce dépassement de soi n’occulte pas le désir simple d’une étreinte, d’un toucher donné au monde, aux paysages infinis, à la glaise, aux courses, aux danses, à la mer. Il n’est pas là simple lyrisme que de dire que les mains et les pieds nous sont donnés pour que nous étreignions le monde. Parce que la vie, dans son mouvement, nous porte vers son exigence à elle qui est d’être vraiment vécue, par nous, par chacun de nous, nous ne pouvons que rendre grâce d’être ainsi en mesure de pouvoir — dans le sans mesure du monde, dans le sans mesure du recueillement auquel le monde nous convie — arpenter, toucher, arpenter, toucher. Bénir.
Si les mains et les pieds sont l’équivalent de l’air pour les poumons de notre mouvement viscéral et pneumatique, de cet élan qui fait que nous sommes des vivants, dans le matériel et dans l’immatériel, une main peut nous ravir (nous rendre captifs) si nous sommes face à elle dans la posture de celui qui regarderait de la musique (les volutes des sons tourbillonnant autour des musiciens de l’orchestre), qui écouterait un paysage (la qualité de son silence).
Ainsi, et Marc Bochet, qui est l’auteur notamment d’un très bel essai intitulé L’Âne, le Job des animaux : de l’âne biblique à l’âne littéraire (Honoré Champion, 2010), a été à l’écoute de cette autre vibration, une main — si discrète que l’œil peine à s’y poser — peut nous émouvoir au-delà des limites qu’impose l’imagination et faire naître un texte qui saura nous nourrir pour toujours. Ainsi l’inégalable Proust :
sa main est appuyée fortement
sur l’os de sa joue
et la chair de la joue
ridée au-dessous de l’œil
par la pression
« […] Pour que vous vous en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page très caractéristique de Ruskin. Il parle d’une petite figure de quelques centimètres, perdue au milieu de centaines de figures minuscules, au portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen. "Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main est appuyée fortement sur l’os de sa joue et la chair de la joue ridée au-dessous de l’œil par la pression. Le tout peut paraître terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures ; mais, en le considérant comme devant remplir simplement un interstice de l’extérieur d’une porte de cathédrale et comme l’une quelconque de trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de la plus noble vitalité dans l’art de l’époque". […] J’avoue qu’en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je fus pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j’allai à Rouen comme obéissant à une pensée testamentaire, et comme si Ruskin en mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre créature à qui il avait en parlant d’elle rendu la vie et qui venait, sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait autant pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j’arrivai près de l’immense cathédrale et devant la porte où les saints se chauffaient au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les rois jusqu’à ces suprêmes altitudes de pierre que je croyais inhabitées et où, ici, un ermite sculpté vivait isolé, laissant les oiseaux demeurer sur son front, tandis que, là, un cénacle d’apôtres écoutait le message d’un ange qui se posait près d’eux, repliant ses ailes, sous un vol de pigeons qui ouvraient les leurs et non loin d’un personnage qui, recevant un enfant sur le dos, tournait la tête d’un geste brusque et séculaire ; quand je vis, rangés devant ses porches ou penchés aux balcons de ses tours, tous les hôtes de pierre de la cité mystique respirer le soleil ou l’ombre matinale, je compris qu’il serait impossible de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques centimètres. J’allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment reconnaître la petite figure entre des centaines d’autres ? Tout à coup, un jeune sculpteur de talent et d’avenir, Mme L. Yeatmen, me dit : "En voici une qui lui ressemble." Nous regardons un peu plus bas, et... la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée, et pourtant c’est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève la pupille et lui donne cette expression qui me l’a fait reconnaître. L’artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers d’autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des autres, à jamais. Mais il l’avait mise là. Un jour, un homme pour qui il n’y a pas de mort, pour qui il n’y a pas d’infini matériel, pas d’oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu’il ne pourra pas tous les atteindre alors que nous paraissions en manquer, cet homme est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie, toutes les pensées de l’âme, les nommant de leur nom, il dit : "Voyez, c’est ceci, c’est cela. "Tel qu’au jour du Jugement, qui non loin de là est figuré, fait entendre en ses paroles comme la trompette de l’archange et il dit : "Ceux qui ont vécu vivront, la matière n’est rien." Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure, réveillés à la trompette de l’archange, soulevés, ayant repris leur forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et retrouvé son regard, et le Juge a dit : "Tu as vécu, tu vivras. " Pour lui, il n’est pas un juge immortel, son corps mourra ; mais qu’importe ! comme s’il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche immortelle, ne s’occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et, n’ayant qu’une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant l’une des dix mille figures d’une église. Il l’a dessinée. Elle correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa cervelle, insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l’a dessinée, il en a parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura ressuscité, contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les autres, qui est la disparition au sein de l’infini du nombre et sous le nivellement des ressemblances, mais d’où le génie a tôt fait de nous tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s’empêcher d’être touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt avoir été prise par la mort dans son regard même, comme les Pompéiens dont le geste demeure interrompu. Et c’est une pensée du sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste par l’immobilité de la pierre. J’ai été touché en la retrouvant là ; rien ne meurt donc de ce qui a vécu, pas plus la pensée du sculpteur que la pensée de Ruskin. » (Pastiches et Mélanges — texte de l’édition N.R.F, Paris, 1919 [1908] — , Mélanges, « En Mémoire des Églises assassinées ».)
Et lisant Proust, toujours l’on revient à la danse. « Qu’est-ce que la danse si ce n’est une écriture rythmée, dans un espace-temps de pure grâce corporelle ? », s’interroge justement Marc Bochet. S’appuyant sur Valéry, il reconnaît que la danseuse, « dans le moment même où elle danse, n’est plus dans notre monde ordinaire que piétine prosaïquement en ligne droite notre marche, mais elle se trouve dans un autre monde, "qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes", ignorant ce qui l’entoure. C’est comme une vie intérieure qui résonnerait autour d’elle. »