Sexicité. par Philippe Beck
Le sexe dans la littérature a un degré de toxicité remarquable, aujourd'hui.
Il est difficile d'exprimer le sens de l'intensité constatée dans l'expérience érotique.
Je dis constatée avant de dire vécue, car rien ne prouve que l'on vive l'intensité en question. Il semble que tous ceux qui font l'amour, ou tous ceux qui désirent physiquement aimer, constatent la spéciale intensité en question. Maintenant, qui peut verbaliser l'intensité, l'extraordinaire intensité sans intérêt ? C'est-à-dire : qui le peut aujourd'hui sans s'éloigner radicalement de l'amour ? Qui peut en parler, en écrire, sans punir l'expérience, la condamner à un enfer de mots convenus et Ineptes ? Certains y parviennent à leur façon d'airain (Prigent), d'autres avec une grâce bizarre (Marie-Laure Dagoit), d'autres encore dans le coeur de la philosophie (Nancy). La liste n'est pas exhaustive.
Beaucoup ont envie de parler de la chose. Car ils savent qu'elle a une qualité unique. Elle suscite une intensité sans intimité. Elle éloigne les amants les uns des autres pour leur signifier le caractère unique et résistant de l'objet du constat. En amour on constate l'intensité plutôt qu'on ne la vit, et cela explique peut-être le désir de froide ou brutale objectivité dans l'écriture. Ceux qui parviennent à en écrire sont en apparence des antipuritains mais je crois qu'ils ont en vue une rigueur extraordinaire. Ils ont pour but d'être intenses en permanence. Il va de soi que la méthode de la "grâce" permet de ruser avec l'intensité.
Quant à moi, je n'ai d'autre solution que l'apparente méthode puritaine. Mais les fausses libérations suicidaires, les tranquilles destructions du simple constat précieux dont j'ai parlé (le constat non vécu de l'extraordinaire intensité, le fait de remarquer la tension d'une peau de l'amour), autorisent à penser que, sorti de l'essentiel constat, le sexe est sans intérêt. Car s'il permet de procréer, de délirer, de s'interroger, il faut encore écrire. Si on veut écrire. Et l'écriture ne doit presque rien à ce qu'on imagine avoir vécu. Occasion de dire que l'expérience de l'intensité permet de jeter les bases d'une autre vie non encore vécue. Il y faut une tête froide, et l'art de négocier avec les poisons. Je n'ignore pas que la restauration des religions ascétiques commande de vivre à Common Place ; mais à Common Place on est empoisonné, condamné à s'interdire les beaux constats du plaisir, à mourir à petit feu au titre du paradis.