WINTER IS COMING 9 par Jean-Yves Bochet

Les Incitations

18 nov.
2023

WINTER IS COMING 9 par Jean-Yves Bochet

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Koji Wakamatsu : du rouge sous le rideau rose du cinéma japonais

 

 

 

Au début des années soixante, la télévision a trouvé sa place dans la plupart des intérieurs japonais et les cinémas subissent une perte de fréquentation importante, aggravée par la présence des Jeux Olympiques à Tokyo en 1964. Les grands studios, certains au bord de la faillite, choisissent alors de produire des films plus attrayants, voire plus racoleurs, exploitant des thématiques comme la violence, avec les films de yakuzas, (dont le plus intéressant pourvoyeur sera Kinji Fukasaku, qui ne connaîtra la reconnaissance en Europe qu’avec son dernier film : « Battle Royale ») ou le sexe, avec la réalisation des premiers pinku eiga ou films roses.

Entre le milieu des années 60 et le début des années 80, qui marque un peu le déclin d’un certain cinéma érotique japonais (que la Nikkatsu, l’un des grands studios du pays renomma « roman porno », quand elle devint la spécialiste du genre en 1971), de très nombreux cinéastes, contraints ou ravis d’obéir aux directives du studio qui les employait, fabriquèrent ces petits films, dont la durée ne dépassait que rarement une heure et quart, ponctués toutes les dix minutes environ de scènes érotiques, souvent assez violentes, permettant de remplir les caisses des studios et les cinémas de l’archipel. Parmi tous ceux qui ont, pendant plus de vingt ans, jusqu’à l’apparition de la vidéo, réalisé ces films, certains se sont fait remarquer par l’originalité de leurs thématiques ou la qualité de leurs œuvres. On peut citer les noms de Tatsumi Kumasshiro, Takahisa Zeze, Masaru Konuma, Noboru Tanaka, Tetsuji Takechi (responsable du premier pinku eiga « Neige noire » qui est aussi un magnifique film noir), Chusei Sone, mais aussi Koyu Ohara, Yasunari Hasebe et quelques autres encore qui mériteraient que l’on s’y attarde plus longuement. L’un d’entre eux est l’auteur prolifique de films tout à la fois érotiques, romantiques, poétiques, absurdes, morbides, violents et politiques : Koji Wakamatsu.

 

Le public cinéphile français ne découvre l’existence de ce réalisateur qu’à partir de 2007, quand certains de ses premiers films commencent à ressortir en salles, puis en 2010 quand la Cinémathèque Française lui consacre une rétrospective de près de 40 long métrages, sur les presque 130 qu’il a réalisés.

A la fin des années 50, Koji Wakamatsu est un jeune homme révolté, enrôlé dans un clan de yakuzas et chargé de surveiller le bon déroulement des tournages de films dans le quartier chaud de Tokyo. Il se fait là quelques relations, mais une bagarre l’envoie en prison pour quelques mois. En sortant, il contacte les producteurs qu’il a rencontrés auparavant et trouve un boulot d’assistant pour la télévision. Quelque temps plus tard, un producteur lui propose de réaliser un film érotique, ce qu’il fera avec brio paraît-il. Rapidement, il crée sa propre maison de production et, dès le milieu des années 60, commence à fabriquer des petits films fauchés, morbides et révoltés. C’est après avoir vu « A bout de souffle » de Godard que Wakamatsu a compris qu’on pouvait faire des films libres, sans obéir à de quelconques règles cinématographiques. Il va alors profiter de l’arrivée dans les salles des premiers pinku, pour réaliser en quelques jours, avec très peu d’argent, dans un décor souvent unique, avec des acteurs peu ou pas payés du tout, dans des noirs et blancs très contrastés et somptueux, des œuvres subversives, expérimentales, violentes et érotiques, qui resteront parmi les plus étonnantes du cinéma japonais.

En 1966, Koji Wakamatsu réalise le premier film produit par lui-même : « Quand l’embryon part braconner ». Merveilleux titre d’un des chefs d’œuvres de l’auteur, qui, quand il sortira sur les écrans français, plus de trente ans après sa réalisation, écopera encore d’une interdiction aux moins de 18 ans !

Un patron séduit l’une de ses employées, et l’emmène dans un appartement vide, où il va la séquestrer, l’attacher et la fouetter, pour la soumettre. Il s’agit pour cet homme de se venger de sa femme, sosie de son employée, dont on entrevoit quelques bribes violentes de leur vie commune dans de courts flashbacks. Le générique du film fait défiler des fœtus sur fond de musique sacrée avec en voix off une phrase de l’Ancien Testament : « pourquoi ne suis-je pas mort dans le ventre de ma mère ? » et l’on comprend rapidement la tragédie de cet individu, cet embryon dont les pulsions sadiques, expression violente d’un homme désemparé devant la prétendue frivolité des femmes, ne servent qu’à montrer sa fragilité et son impuissance. Plus le film avance, et plus l’homme donne l’impression de perdre le pouvoir qu’il croyait avoir, face à cette femme qui, malgré la souffrance et l’humiliation, ne cède rien. Utilisant brillamment l’espace confiné de cet appartement, exposant, dans un noir et blanc très contrasté, le corps des acteurs d’une manière aussi dérangeante que souvent gracieuse, Koji Wakamatsu réalise avec « Quand l’embryon part braconner », tourné en 5 jours avec très peu de moyens, l’un de ses plus beaux films, qui reste, presque 60 ans plus tard, tout aussi dérangeant.

Jusqu’au début des années 70, il va réaliser et produire de nombreux pinku, qui, par leur facture expérimentale : déconstruction de la narration classique, énergie brutale, message politique nihiliste, érotisme violent et macabre, resteront parmi les films les plus intéressants du cinéma japonais des années 60.

On peut citer, parmi les plus marquants qu’il réalise dans cette décennie : « Les Anges violés », film de 1967, dans lequel un psychopathe s’introduit dans un foyer d’infirmières pour une nuit de cauchemar. Tourné en trois jours, ce brûlot s’éloigne des codes habituels du pinku eiga par son érotisme froid et totalement dénué de toute sensualité, dans un noir et blanc magnifique ponctué de scènes aux couleurs très agressives, l’ensemble, brutal et envoûtant, rythmé par une bande son tout aussi dérangeante.

1969 est une grande année pour Wakamatsu, qui tourne, entre autres films : « Va, va vierge pour la deuxième fois » et « La Vierge violente ».

« Va, va vierge pour la deuxième fois » débute par le viol sauvage d’une jeune fille, par une bande de voyous, sur le toit d’un immeuble, observé par un jeune homme. La scène brutale étant sonorisée par les cris et les pleurs de la jeune femme. Les deux êtres, solitaires et désespérés, formeront alors un couple d’anges meurtriers et suicidaires. Là aussi, plus encore que dans le précédent film, la sexualité est montrée d’une manière brutale, sale, sans aucune sensualité. Pour Wakamatsu, filmer comme des gestes meurtriers, attouchements et pratiques sexuelles, est un acte politique, une manière de toucher les masses, ce public qui croit s’être déplacé pour voir une petite œuvrette érotique, et qui ressort du cinéma, moins d’une heure plus tard, sonné par ce beau film austère et perturbant.

« La Vierge violente », autre film de 1969 de Wakamatsu, est aussi l’un des plus étranges et l’un des plus incompréhensibles.

Des gangsters amènent dans un coin de campagne aride, un homme et une femme, pour, on le comprend assez vite, les exécuter. Débute alors une longue séance d’humiliation et de torture, entrecoupée de belles séquences de découverte sensorielle entre l’homme et la femme aux yeux bandés. Pour les gangsters (hommes et femmes), dans ce paysage, vide de toute humanité, les lois n’ont plus cours, tout est permis et comme une croix est plantée là au milieu de ce désert, ils vont crucifier la femme. Et le scénario, que Wakamatsu décide d’oublier à partir de ce moment-là. Le film, qui n’en avait déjà pas énormément, perd toute cohérence narrative, et c’est l’errance des personnages dans ce no man’s land et leur rencontre chargée d’érotisme qui va conduire « La Vierge violente » vers la tragédie finale qu’affectionne toujours le réalisateur. Un film absurde et violemment anarchiste, traversé de saisissantes images et moments érotiques.

En 1972, Koji Wakamatsu réalise « L’Extase des anges »

Le film débute par une séquence qu’on croirait tirée d’un film de Melville, « Le Samouraï » par exemple. Dans un cabaret vide, plusieurs personnages, dont une femme, sont assis à une table ronde, écoutant une chanteuse, qui, sur une scène très proche d’eux interprète une sorte de chant révolutionnaire emphatique. Ces hommes et cette femme sont les chefs d’une organisation politique extrémiste qui fomentent des attentats dans le Japon de l’après-guerre encore occupé par les américains. Par la suite, une branche du groupe monte une opération de vol d’un stock d’armes militaires qui se termine dans le sang. La faction est décimée et abandonnée par le reste de l’organisation, qui veut récupérer les armes. Pour cela tous les moyens sont bons, y compris l’extrême violence et le viol. Les survivants comprennent alors que l’idée de se grouper pour faire la révolution est une erreur et décident de commettre des attentats individuels. Violence, alcool et sexe deviennent alors les maîtres mots de leur nouveau combat. Et c’est au son d’un free jazz énervé que Wakamatsu, par le biais de ces personnages, exprime son abandon d’une certaine idée de la révolution et se montre visionnaire quant à la vague d’attentats politiques qui se produisirent dans les années 70. Avec « L’Extase des anges », Koji Wakamatsu s’éloigne des codes du pinku et réalise l’un de ses films les plus personnels, anarchistes et antisociaux.

Pour en finir provisoirement avec Wakamatsu, on peut ajouter que son film « Les Secrets derrière le mur » fut présenté au festival de Berlin en 1965 et qu’il provoqua pratiquement un incident diplomatique entre l’Allemagne et le Japon, qu’il fut le producteur et l’un des scénaristes de « L’Empire des sens » en 1976 de son ami Nagisa Oshima, qu’il réalisa en 2007, un magnifique docu-fiction sur l’organisation révolutionnaire : l’armée rouge japonaise, l’incroyable « United Red Army » et qu’il est mort en 2012, renversé par un taxi tokyoite.

 

"Blaq Out" a édité en dvd trois coffrets comprenant chacun 4 films de Wakamatsu, certains d’entre eux étant vendus à l’unité.

D’autre part, on peut trouver aux éditions IMHO : Koji Wakamatsu cinéaste de la révolte, avec des textes de Jean-Baptiste Thoret, Koji Wakamatsu, Nagisa Oshima et Go Hirasawa