08 janv.
2009
Ecrits poétiques de Christophe Tarkos par Samuel Lequette
LIRE TARKOS
« Il n'y aura donc jamais d'œuvres complètes de Christophe Tarkos. »
Bertrand Verdier
Bertrand Verdier
« Ecrits poétiques constitue la première édition posthume de l'œuvre de Christophe Tarkos, mort prématurément en 2004. » Ainsi se présente cet ensemble réunissant en un volume trois des livres les plus importants de l'auteur - Processe, Oui et L'argent - et plusieurs textes décisifs (certains devenus jusqu'alors inaccessibles) publiés en revue - Manifeste chou ; Ma langue est poétique et La poésie est une intelligence.
Préfacé par Christian Prigent et suivi de deux entretiens, l'un avec Bertrand Verdier, l'autre, inédit, avec David Christoffel, ce recueil est une excellente entrée en matière pour la lecture de Christophe Tarkos. Sans « prétendre » proposer une véritable édition critique (ce que l'on peut regretter parfois), il donne une première image globale d'un projet poétique, marqué notamment par son abondance (plus d'une vingtaine de livres ainsi que des publications dans une soixantaine de revues en France et à l'étranger) et sa dissémination.
Filiations.
« Sa poésie, certes, n'était pas sans source »
« Mais peu importent les paternités. »
« Mais peu importent les paternités. »
Pour décrire « le style de Tarkos », poètes et critiques ont construit, selon des appariements plus ou moins pertinents et hétérogènes, des parcours interprétatifs généreux mobilisant des œuvres multiples. Des comparaisons prégnantes ont été établies avec des auteurs tels que : Gertrude Stein, Kurt Schwitters, Artaud, Beckett, Michaux, Guyotat, Cadiot, Ponge, Oskar Pastior, Prévert, Perec. Outre qu'ils renvoient à des aires et à des genres plus ou moins distants, ils témoignent d'un imaginaire classificatoire très carpe et lapin fondé sur la comparaison et l'exemplification. L'œuvre est éclairée par une lignée d'ascendants qui identifient par approximations successives des impressions de lecture. L'utilisation de ce procédé de qualification montre des conceptions tant précises que restrictives concernant les auteurs mentionnés.
Sans spéculer sur la ressemblance, on peut pointer dans certaines remarques de style, qui souvent ne manquent pas d'intérêt, une tendance à la justification. Il semble que, comme dans certains travaux critiques sur l'« art brut », leur visée principale consiste, quitte à négliger toute déontologie, à faire la preuve de la valeur littéraire d'une œuvre « naturelle » ou « non cultivée », peu assimilable selon les critères de littérarité du champ dans lequel elle apparaît.
« un poème, c'est un tas ».
« Tout est possible : des pratiques poétiques apparaissent et s'imposent, plus de systèmes, plus d'écoles.»
"Non-poèmes", "ritournelles", "ruminations"... Comme souvent face au contemporain, on s'accorde au non-genre, préférant les ontologies molles de l'informe et du rhizome à la caractérisation des positions énonciatives et interprétatives des textes.
Mélange ou brouillage des genres ? Forme neuve et a-générique ? Qu'elle distingue plusieurs parties dans l'œuvre de Christophe Tarkos, ou qu'elle tente plutôt de l'unifier, une lecture attentive peut faire apparaître des modes d'interaction normés spécifiques entre les différentes composantes sémantiques des textes. Plusieurs tendances distinctes de composition peuvent être isolées, elles constituent des motifs de repérage et de compréhension. Par exemple, la réflexion sur le rapport signifiant/signifié, l'un des thèmes interprétatifs les plus fréquemment mis en vedette, ne peut s'épargner de problématiser le genre, qui définit la sémiosis au palier textuel : des normes génériques dépend la variabilité des effets de réel.
Dans l'entretien avec David Christoffel, Tarkos développe lui-même la notion de genre et distingue quatre grandes formes textuelles qu'il nomme avec une apparente simplicité : le compotier ; les carrés ; les ronds ; les bâtons. A ces types de textes - auxquels d'autres pourraient être ajoutés appartenant aux genres écrits et oraux du manifeste ou de la performance par exemple - correspondent des faisceaux de particularités textuelles qui entretiennent des rapports identifiables avec le genre « négatif » du poème en prose. Dans sa préface, Christian Prigent souligne l'importance de l'imitation critique chez l'auteur :
« Le style de Tarkos est souvent parodique : il mime le genre « manifeste » (le néo-dadaïsme des déclarations parues dans R.R., les premières pages de Carrés... ), la narration épico-biblique (dans Processe, en particulier), un certain angélisme new age (passim), l'énoncé philosophique, l'affirmation publicitaire... Ce n'est sans doute pas sans lien avec le côté postmoderne de l'œuvre : scepticisme ironique, éclectisme surfacial, etc. »
Chez Tarkos, l'imitation est captation et transfert d'énergie : processe.
Défense et illustration.
A plusieurs reprises (Manifeste chou ; Ma langue est poétique ; La poésie est une intelligence), Christophe Tarkos intervient dans le champ de la langue à titre de porte-parole de la poésie et des poètes ; il rend légitime une action sur le terrain même de la langue. Poursuivant, en la parodiant parfois, une longue tradition française, Tarkos se pose à la fois comme utilisateur et créateur de la langue. Ses discours et déclarations sur la création poétique possèdent une dimension symbolique, qui lui donne un statut particulier. Par exemple, Je suis un poète français est une exhortation, qui utilise le registre de l'ambition patriotique : « Je suis un poète qui défend la langue française contre sa dégénérescence, je suis un poète qui sauve sa langue, en la faisant travailler, en la faisant vivre, en la faisant bouger ».
Un manifeste apporte une réponse ponctuelle dans un contexte culturel donné. Le Manifeste chou commence par une assertion négative et vague : « Ca ne peut plus durer comme ça. ». Dès les premiers mots, la rupture attendue est parodiée et tournée en dérision. Pas plus « post-moderne » que « post-post-moderne », cette déclaration amorce néanmoins une mise en scène du discours qui affecte les composantes sémantiques du texte et structure plusieurs ambiguïtés. A défaut d'un programme, elle propose une orientation linguistique.
Une conception répandue, tenant d'un idéal subversif, veut que la poésie soit, contre l'idéologie communicationnelle, un jeu intransitif des mots avec les choses. D'emblée, la poésie de Christophe Tarkos se situe dans une perspective non ontologique et non métaphysique. Mais contrairement à une lecture dominante insistant sur les dimensions autotélique, littérale et ironique de l'œuvre évacuant la question des impressions référentielles, elle s'écarte de la séculaire dialectique du dedans et du dehors pour développer un style fondé sur un processus continu, que Jérôme Game a pu identifier comme un « monisme », « entre parole pensante et pensée parlante » (Merleau-Ponty). Ainsi pour Tarkos la lecture publique était un laboratoire, une exploration vocale des possibles sémantiques du texte, de sa plasticité.
Dans l'entretien avec Bertrand Verdier, Christophe Tarkos parle de la place qu'il accorde à l'enracinement perceptif des effets de sens : « n'importe quelle parole, n'importe quel mot, fait référence à la fonction sensible du sens. » Pour lui, il y a unité de perception, d'action et d'expression : « Pour moi la langue n'est pas en dehors du monde, c'est aussi concret qu'un sac de sable qui te tombe sur la tête, c'est complètement efficace, efficient, utile. » L'absence de sortie thétique du langage n'empêche pas qu'il y ait des accès « directs » aux médiations symboliques. Le sens n'est pas produit par des références, mais par des différences, des phases et des changements de phases. Il est construit par différentiation des axes sémantiques : accès sur le mode de la perception morphologique (visuel), accès sur un mode d'accès pratique et social, accès par la qualité de la sensation et/ou de l'évaluation.
La prolifération de ces axes sémantiques, plusieurs fois associée au motif du compotier, prend la forme de descriptions, d'énumérations hétéroclites, de répétitions qui produisent l'impression référentielle d'une parole ininterrompue, inchoative, en cours. Elle ne vise pas à vider la phrase de son sens, ou à jouer de sa pure musicalité, mais à structurer une collection de potentiels permettant de démultiplier les relations à, les accès vers...
L'indétermination constitutive des dimensions sémantiques, leur instabilité, participe de la plasticité du sens du poème et de sa temporalité. Les motifs sémantiques font l'objet de profilages, de mises en saillance, de stabilisations partielles, de virtualisations et d'enrichissements. Dans Processe, « l'ineffable trinité » n'est pas une énième mystification fumeuse ou parodique d'esprit post-moderne, elle est traitée comme un acteur qui s'identifie comme thème à la classe d'actants qui le profile ; c'est un principe d'unification. Dans cette fiction de la langue, le père, le fils et le saint esprit sont accueillis dans une substance, qui est une sorte de réceptacle des contraires.
Cette plasticité du « poème plastique » ou du « poème en plastique » est aussi la « matière première » du rire, celle du langage qui s'exhibe sous toutes ses formes sur la scène du langage et sur la scène sociale : « pour faire sourire la pâte-mots ».
Ni oui ni non.
En France, la question du langage comme transparence ou comme obstacle est cruciale pour la poésie moderne et contemporaine ; elle est en particulier l'une des perspectives critiques les plus souvent amenées dans les commentaires de la poésie de Christophe Tarkos. A ces deux conceptions opposées du langage sont associés deux régimes herméneutiques et mimétiques, celui de l'absence et celui de la présence, qui déchaînent une foule d'interrogations plus ou moins oiseuses : la « mission » de la poésie est-elle le Oui ou le Non, son mode est-il celui de la présence ou de l'absence de l' tre etc. ?
Dans un article quelque peu empathique, Tarkos ou la Pâte de Narcisse, Philippe Rahmy évoque la poésie de Yves Bonnefoy, considérée comme une poésie de la présence et du silence, et celle de Ponge tournée vers la matière : « Elle [la poésie de C.T.] a quelque chose du rêve de Ponge, (une langue qui pèse), et du phantasme de Bonnefoy, (une voix présente comme la pierre) ». On peut remar-quer dans cet accouplement étrange la tentative de cerner une poésie matérialiste questionnant l'ineffable relation des mots et des choses. Là commence sans doute l'un des malentendus les plus fréquents, qui tient pour bonne part à un préjugé ontologique tenace. Si de nombreux textes de Christophe Tarkos portent sur des objets utiles, quotidiens ou rudimentaires, apparemment insignifiants, le souci de l'élémentaire est en revanche généralement absent. Nulle éclosion de l'être façon soulier de Van Gogh (version Heidegger) puisque le langage est tout entier étant.
L'apparente simplicité de l'écriture poétique de Tarkos, l'impression d' « évidence » qu'elle suscite, a peu à voir avec une posture d'idiotie ou d'humilité, ou encore d'un « décrassage du langage », elle relève davantage d'un traitement poétique des chaînes d'action humaines permettant la transformation des objets culturels en signes. Les textes de Tarkos, comme certaines œuvres d'art cinétique, invitent le lecteur (ou le spectateur) à faire l'expérience par la lecture (ou l'écoute) des modes de médiations symboliques du langage. Le lecteur (ou le spectateur) est contraint de faire lui-même sa théorie de la « patmo » ou du « compotier ».
Loin de se donner pour but la découverte et le dévoilement du monde, l'écriture poétique de Christophe Tarkos s'inscrit dans une perspective praxéologique. A l'opposé des deux formes traditionnelles de réalisme, empirique et transcendant, pour lesquelles le sens est une représentation (il est extrinsèque) et le langage un instrument de représentation, la poésie de Christophe Tarkos amorce une repossession du sens dans le domaine du sens et donc du monde où nous vivons. Cette conception du sens, qui l'engageait physiquement et publiquement en tant que poète-acteur lors de ses lectures publiques, est assez proche de celle défendue avec vivacité par Alain Frontier (Cf. L'action, le sens, la poésie in Doc(k)s 4, 2006) : « Le poème n'est rien d'autre que la mise en place, dans le temps de son déroulement, de ce réseau inédit de liaisons que le poète, parce que c'est son désir et parce que c'est sa volonté, est en train d'opérer entre les différents paramètres de ce qui le constitue : la langue, la voix, le geste, le public, le réel, le sujet. J'appelle sens la nouvelle nécessité qui émerge de ce système, à chaque fois inédit et engageant la totalité de la personne. »
Il n'y a pour Christophe Tarkos ni sens littéral ni sens second, mais une lecture littérale et allégorique. Le signe n'est pas indexé sur un référent, mais gagé sur une doxa à l'œuvre dans le cadre d'une pratique. Lorsque Christophe Tarkos reprend dans L'argent le parallèle récurrent entre monnaie et signe linguistique, il ne propose pas une théorie poétique de l'argent, tout au moins faut-il lui accorder cette part d'« irresponsabilité » (Cf. Alain Frontier idem). L'argent n'est pas pour lui une métaphore du langage ou un délire de l'arbitraire du signe, mais plutôt un motif appartenant à une représentation poïétique de la sémiotisation de la monnaie ; l'argent se monétarise, en quelque sorte, dans l'acte même de la lecture.
Ce cycle de transfiguration est rythmé par des séquences d'action quotidiennes (« L'argent est le passage à l'acte »), l'achat d'un ticket de métro ou d'une paire de chaussures par exemple.
Ainsi, partant d'une conception de l'argent comme « valeur sublime » ou « universelle », il explore, la fascination de l'argent et les fondements évaluatifs de la signification. La monnaie a une valeur d'échange, le signe linguistique une valeur d'usage, en relation avec d'autres mots ; c'est son usage qui détermine sa valeur.
A quoi ça sert ?
Christophe Tarkos inscrit dans son œuvre une interrogation profonde sur l'expérience poétique et spontanée du sens comme action loin de toute métaphysique du langage. Mais en quoi consistent ces actions ? Sont-elles transitives ou intransitives ? Christophe Tarkos répondait que ses poèmes étaient inutiles. A l'inverse de la mauvaise rhétorique qui entend changer l'ordre des choses, les livres de Tarkos, dans et par leur globalité et leur durée, rejouent le sens du jeu social en mettant en question la doxa partagée et par là-même l'expérience doxique et poétique que nous avons du monde.