22 sept.
2009
La bande-son de la poésie contemporaine par Samuel Lequette
Fictions du nouveau - Histoire(s) du récent
à Jean-Marc Baillieu
Le refus de penser l'espace des normes, en tant qu'horizon de production et de réception, et le préjugé tenace selon lequel le contemporain ne peut être saisi d'après des catégories génériques « classiques » et suivant des lignées, sont sans doute deux des obstacles majeurs à la connaissance de la poésie contemporaine en France. On préfère s'accorder sur le déclin de la lecture, ou sur l'idée prétendument « anti-académique », et finalement assez reposante, que les textes poétiques contemporains sont des « spins », des « virus », des « dispositifs post-poétiques » ou des « ritournelles », bref des « OLNIi » « a-génériques », « rhizomatiques », et par-dessus le marché « anti-commerciaux », qui ne peuvent s'appréhender autrement que par le biais d'essais « éclatés » (ces temps-ci le « fractal » se porte bien), « fragmentaires » et « empathiques », seuls capables de forger des « outils » radicalement « nouveaux ». Le « nouveau » étant alors bien souvent synonyme d'un retour au bercail de la doxa.
Cette tendance propre à tout un pan de la critique littéraire actuelle est le résultat d'une confusion fréquente entre le genre de l'art poétique, les fictions philosophiques et les pratiques descriptives dont les textes sont l'objet. Par exemple, on peut lire dans une revue universitaire sous la plume d'un jeune chercheur (lecteur de Richard Shusterman et de Christophe Hanna) adepte de la « déresponsabilisation herméneutique » et plaidant en faveur des « théories post-esthétiques » (sic) : « Il semble [... ] évident que la notion de « style » n'est plus pertinente pour caractériser ces objets qui ne recherchent pas la production d'un écart par rapport à une norme, ou la création d'un usage de la langue qui conserverait la marque d'une singularité psychologique ou auctoriale.ii ». Ces propos expriment de manière exemplaire une attitude théorique encore très présente, héritée des herméneutiques avant-gardistes. Partant d'une préconception du style reposant sur une lecture très restrictive de Jakobson et un saussurisme minimal, l'auteur préfère renoncer définitivement à une notion, pourtant nécessaire, plutôt que de la problématiser. De fait, le rejet des conventions terminologiques et conceptuelles communes limite la réflexion critique en la réduisant à son corpus d'applicabilité (dans ce cas précis : Christophe Hanna, Manuel Joseph, Olivier Quintyn), et conduit à bloquer la réflexion sur les rapports entre genre et style.
Notons que cette position est souvent assortie d'une posture d'humilité qui s'exprime notamment à travers l'abandon de toute ambition d'édification. Ainsi Jean-Michel Espitallier, à l'occasion d'un cycle de conférences organisées par le cipM multipliant les précautions oratoires et en appelant à la bienveillance du lecteur : « Je livre ici quelques imparfaites et bien incomplètes réflexions sur la poésie et alentour. On me pardonnera leur absence de structure, d'ordre, de logique interne, et aussi, sans doute, l'inaboutissement de certaines pistes tracées. Considérons plutôt qu'il s'agit là d'un travail en cours, moment saisi dans l'atelier, chutes, copeaux, récupération de vieux jouets, machines à rien faire, stock d'outils, pièces détachée iii»
Opposons à ces coquetteries, quitte à styliser et à simplifier quelque peu, l'exigence d'une « vision imaginative » (au sens que lui donne Michel Polyani dans sa théorie de la connaissance), d'un agencement intégrant incompatibilités et singularités de l'œuvre poétique dans un faisceau de sens unitaire.
Certes, l'innovation en poésie, et plus généralement en littérature, ne se résume pas à l'évolution linéaire d'une manière précédente. Irrégulier, discontinu, fracturé, non-connexe, le temps littéraire n'est pas soumis à la métrique historique. Mais cette extrême non-cumulativité des questions esthétiques développées par la poésie contemporaine appelle en retour une capacité à nouer des « connexions d'intrigue » évaluables au-delà des dogmes et des modes ; à moins de céder à l'idéalisme, comme le font collections de petits essais affadissants tout pleins d' « objets » ou d' « outils » théoriques qui n'ont d'autre fondement que celui qu'eux-mêmes s'attribuent, selon un principe d'auto-représentation (on retrouve d'ailleurs le même phénomène dans de nombreux discours d'escorte émanant d'artistes contemporains). L'art poétique et le manifeste doivent donc être considérés comme des genres littéraires, afin de permettre une étude des relations paradoxales ou polémiques qu'ils entretiennent avec les discours critiques, et d'apprécier leur portée esthétique. Quant à l'indépendantisme révolutionnaire et auto-proclamé de certaines poétiques de « la dissémination », de « l'éclatement », du « cut-up » ou encore du « ready-made », celui-ci ne doit pas faire oublier la nécessaire distance critique de toute ambition descriptive « objective » ou « prospective ».
L'une des maladies de la culture littéraire contemporaine consiste sans doute dans la tendance « post-trauma-structuraliste » à éviter soigneusement tout décorticage et tout métalangage stabilisé qui viendrait épingler - crucifier ! - le papillonnant bombyx du Sens. Si bien qu'au lieu de s'attacher à la description et à la caractérisation de chacun des domaines particuliers qui composent les arts du texte, l'on préfère, fuyant le spectre des grands systèmes, se réfugier dans le journalisme et le métaphorisme généralisé des philosophies « molles » qui prétendent parler des œuvres sans pour autant partir de l'observation rationnelle des textes, jugée trop contemplative ou bien contraire aux poétiques contemporaines de l'effet. De sorte que l'on considère fréquemment les œuvres en termes de mondes et non en termes d'œuvres.
Or il semblerait que la critique littéraire et les sciences du langage aient davantage besoin d'une reconception de la stylistique ivet d'une redéfinition du statut de la critique, plutôt que d'une « anti-théorie ». Ce repositionnement permettrait de caractériser en les situant les esthésies et les passages interdisciplinaires qui se développent dans la poésie contemporaine, sans reconduire le cloisonnement des compétences et des corporations.
Le besoin de rendre intelligible ce qui se joue aujourd'hui dans la poésie contemporaine, jusque dans ses manifestations et ses métamorphoses les plus particulières, a donné lieu à des expériences éditoriales (La revue de Littérature Générale de Pierre Alferi et Olivier Cadiot) et à des livres remarquables - pour certains ils ont déjà fait tradition - écrits par des poètes et professeurs tels que Christian Prigent (Ceux qui merdrent, Une erreur de la nature, Salut les anciens / Salut les modernes), Alain Frontier (La poésie, Belin), Jean-Jacques Thomas (La langue, la poésie), Jean-Marie Gleize (Sorties).
Si comme le dit Borges, « la littérature est, et ne peut être considérée comme autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage », alors l'acte critique doit être la tentative éminemment culturelle et humaine, de dire selon des catégories partagées cette activité créatrice infinie.
i Trouvaille de Pierre Alféri et Olivier Cadiot devenue mot magique au sein de la critique « expé » et plus récemment dans la critique littéraire « mainstream ». « OLNI » figure dans l'abécédaire de la paresse critique aux côtés de : « ambitieux », « défi »,
« exigeant », « foisonnant », « formaté », « intéressant », « jubilatoire », « justesse », « proliférant », « recherché » etc.
ii Revue Tracés (2003), L'interprétation, N°4, p. 77.
iii CipM (2000), De la poésie contemporaine.
iv François Rastier définit la stylistique en ces termes : « Lieu de rencontre entre la critique littéraire académique et les sciences du langage, la stylistique est l'endroit privilégié où l'histoire littéraire peut devenir une histoire des formes, des genres et des problèmes esthétiques, en s'appuyant sur l'analyse linguistique des textes. » (L'information grammaticale, 2001, n°89, p. 3-6.)