03 févr.
2009
Il me sera difficile de venir te voir par Samuel Lequette
Correspondances littéraires sur les conséquences de la politique française d'immigration
« Vous devez, sans attendre la nouvelle loi, augmenter les reconduites. Des objectifs chiffrés vous seront
fixés, sachant que l'objectif national est de multiplier par deux, à court terme, le nombre de reconduites »
Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, le 26 septembre 2003
« Notre fonds c'est la fiction »
Nimrod
« Le piège, c'est qu'il nous manque un mythe »
Nicole Caligaris
fixés, sachant que l'objectif national est de multiplier par deux, à court terme, le nombre de reconduites »
Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, le 26 septembre 2003
« Notre fonds c'est la fiction »
Nimrod
« Le piège, c'est qu'il nous manque un mythe »
Nicole Caligaris
L' « impuissance » et la « colère » font descendre dans la rue, elles font aussi écrire. Si elles ne mènent parfois qu'à un autre sentiment d'impuissance, accompagné de « bonne conscience » et de « notoriété » (Mourad Djebel), elles sont aussi l'un des ressorts puissants du processus fictionnel qui modélise nos vies et notre rapport au monde comme entour culturel, politique, humain.
Il me sera difficile de venir te voir n'est pas, comme il est souvent à craindre, un livre allégorisant à partir des figures de l'exil sur la place et le statut de l'écrivain, dans une sorte d'universel abstrait ; il s'agit davantage ici de parler des autres en parlant/partant de soi que de parler de soi en parlant des autres. C'est un acte collectif de refus, qui correspond à un faisceau convergent et hétérogène de prises de position poétiques (au sens où peuvent l'employer Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau par exemple) et politiques par des écrivains immergés dans la « République Mondiale des Lettres », qui vivent en démocratie française et dans le « tout-monde ». La question du contrôle de l'immigration, et de l'expulsion des immigrés, ne fait pas l'objet d'une poétisation ; en tant que « fait social total » (Cf. Abdelmalek Sayad), elle intéresse directement l'itinéraire situé de la littérature et des écrivains eux-mêmes, dans « l'amitié de ce Non certain » dont parlait Maurice Blanchot (cité en ouverture par Nicole Caligaris et Eric Pessan). L'immigration naît de fictions, elle est portée par elles : la fiction du travail, la fiction de l'étranger, la fiction de l'exil.
Ce livre rappelle que si la grande littérature n'est pas politique, elle ne peut se concevoir sans elle : dans le rapport à soi-même et le rapport à l'autre. A l'occasion d'un entretien donné à Télérama (numéro du 20 décembre 2008) Nicole Caligaris se pose la question de l'engagement littéraire et de ses modes possibles d'intervention en ces termes : « La littérature n'a pas d'action directe. Parler de littérature engagée, c'est se fourvoyer. Pourtant, la littérature a le devoir d'être présente sur les questions de son temps. Elle ne doit pas déserter le champ politique. ». L'auteur cite le Poème à l'étrangère (Exil) de Saint-John Perse (texte écrit en 1942 aux Etats-Unis, pendant l'occupation de la France par l'Allemagne nazie) : « Or voici bien, à votre porte, laissés pour compte à l'Etrangère, ces deux rails, ces deux rails - d'où venus ? - qui n'ont pas dit leur dernier mot. ».
Il me sera difficile de venir te voir n'est proprement pas un livre de témoignage, ni un ouvrage de sociologie sur la question de l'immigration. Il donne la parole à des écrivains/intellectuels, appartenant à des espaces géographiques, temporels et linguistiques/esthétiques divers (bien que tous francophones), qui ne font pas partie des « auteurs professionnels » (ceux à qui l'on prête le micro pour réagir à chaud sur les sujets sensationnels de l'actualité politique et qui participent au processus de neutralisation de la radio, de la télévision et des « oligopoles » de l'édition, où l'identité et l'identitaire l'emportent le plus souvent sur l'altérité), mais qui luttent contre la « propagande du quotidien » et l'élévation des murs qui menacent chaque jour la relation à l'autre. Ces auteurs ont pour point d'accord l'expression d'un nolo face à l' « intolérable » : l'inflation de mesures législatives répressives absurdes et floues, les arrestations qui se multiplient, l'augmentation du nombre d'« éloignements » par reconduite à la frontière découlant d'instructions strictement orales, discrétionnaires, et la politique du chiffre (à travers les indicateurs de performance notamment), en bref, le durcissement croissant, l'acharnement, de la politique française d'immigration depuis les années 80 contre « l'immigration irrégulière » ou « illégale », après les déclarations et les proclamations qui se voulaient rassurantes. La situation est connue, mais son exposition publique, éditoriale, implique une rupture avec les éditeurs et les écrivains qui n'ouvrent pas la gueule.
Un tel dispositif pose une question (soulevée d'ailleurs par Nathalie Quintane) : comment parler de l'immigration sans soumettre le sujet à des critères aussi arbitraires que le sont ceux des directives gouvernementales en assignant aux correspondants des rôles préétablis dans la communication. Pour rendre justice à ce livre, et ne pas se contenter d'en louanger la dimension « humaniste », sans doute faut-il faire apparaître ses moments et ses points de mésentente : sa dimension conflictuelle. La parole des 26 écrivains rassemblés prend sens par sa grande mixité et sa diversité esthétique, non toujours perceptible dans les courriers eux-mêmes mais qui sous-tendent discrètement les rapports. Nathalie Quintane, l'auteur de Grand ensemble (concernant une ancienne colonie), écrit à Mourad Djebel : « On aurait dû commencer par le commencement : je lis vos livres ; vous lisez les miens, et on voit. ». Dans Télérama, Nicole Caligaris s'exprime ainsi : « Nous ne souhaitions pas que chacun s'enferme dans son petit texte sur les sans-papiers. Pas de bons sentiments ! Nous cherchions la pertinence : faire se rencontrer des points de vue, que chacun sorte de sa citadelle, se frotte à l'autre, à l'étranger, échange, avec ou malgré toutes les difficultés, les stéréotypes, les clivages pauvres/riches ; Nord/Sud ; français/immigrés. » Face à cette épreuve du décentrement (ou du déracinement) de la pensée, face aussi à l'« actualité » qui entre parfois dans la communication, interfère, crée une dynamique nouvelle, se révèlent des individualités très différentes, voire opposées. Précautions et embarras, gêne quant à la gratuité et la banalité des échanges, peur de ne pas être compétent. Mais aussi : frémissements et ardeur de la pensée et du langage, prolongements inattendus, paralysies, maux et malaises, jeux de mots, babels et babils, afflictions et fictions, petites phrases et grandes phrases, dérapages et ratages. Et parfois la crainte de l'imposture se résout dans la posture.
Eric Pessan, dans son récit d'enf(r)ance et d'adolescence, fait le récit distancié de l'expérience de l'immigration (qu'est-ce qu'être un immigré ou un fils d'immigré ?) à travers l'exploration de ses mythèmes familiaux : le passage de la campagne à la ville, l'attachement à la terre et au village, la vie dans un quartier ouvrier, la peur de l'Autre et ses fictions populaires. L'absence des ancêtres et l'impossibilité « technique », explicite, de les faire parler dans l'écriture, ne joue pas du pathétique de l'indicible ; elles permettent une construction historique et autobiographique, puissante et se souvenant, sur / autour de l'altérité.
Dans un français très adjectival, marqué par une certaine afféterie et une hypercorrection qui l'éloigne du langage « créolisé » d'un Patrick Chamoiseau ou d'un Edouard Glissant, mais acéré et critique, Nimrod interroge sa mémoire personnelle et porte sa réflexion sur les régimes de domination, les retours et les contradictions qui sous-tendent leur instabilité historique.
Réflexif, d'évidence questionneur, l'œil sociologique de l'écrivain s'entrouvre avec celui de Nathalie Quintane qui, tout en maintenant la spontanéité et la simplicité des échanges par mail, fait part à Mourad Djebel de ses réticences concernant le projet d'« organiser » une correspondance « ex-nihilo » et en soulève les présupposés. L'auteur défend la nécessité d'une séparation des activités, entre la pratique d'écriture d'une part et l'activité politique d'autre part ; selon elle, le dispositif du livre fait le mouvement inverse de son travail d'écrivain : « Si l'on écrit, c'est bien parce qu'on ne sait pas grand-chose et qu'on attend justement de l'écriture qu'elle nous l'apprenne. ».
Au terme de cette lecture, et sans doute au départ de ce livre, l'expression d'une exigence sinon commune, en tout cas partagée : comprendre la période récente de notre politique d'immigration et ses dérives nécessite, non seulement de penser la question de l'identité et du maintien de l'ordre national (de nombreux travaux d'analyse des présupposés des discours politiques sur les menaces de l'immigration pour l'identité française ont été publiés ces dernières années), mais aussi de ne pas se laisser piéger par des spéculations strictement idéologiques, déliées des questions économiques et sociales. L'écrivain ne doit pas se faire malgré lui l'adjuvant de l'opinion et des agents de l'état en se focalisant sur les thèmes imposés du débat public, ou en stigmatisant, selon une vision technocratique les agents de bureau des guichets de l'immigration (ni forcément indifférents, ni forcément racistes, mais régulièrement menacés de rapports de discipline) et d'autres catégories professionnelles à la fois dominantes et dominées qui sont de plus en plus sollicitées, comme les agents de l'ANPE ou les médecins inspecteurs de la santé publique (Cf. Alexis Spire, Accueillir ou reconduire). Explorer violemment, poétiquement, sans lamentations ni universalisations abusives, sans idéalisme, par détours et fictions, les mythes d'explication ou d'obscurcissement des processus sociaux (à travers la définition de l'immigration et de l'immigré se joue celle de notre société), tel est peut-être le fondement des littératures qui se profilent au seuil de ce livre volontairement inachevé _ dans l'ouverture relationnelle et relative de son projet.
Il me sera difficile de venir te voir n'est pas, comme il est souvent à craindre, un livre allégorisant à partir des figures de l'exil sur la place et le statut de l'écrivain, dans une sorte d'universel abstrait ; il s'agit davantage ici de parler des autres en parlant/partant de soi que de parler de soi en parlant des autres. C'est un acte collectif de refus, qui correspond à un faisceau convergent et hétérogène de prises de position poétiques (au sens où peuvent l'employer Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau par exemple) et politiques par des écrivains immergés dans la « République Mondiale des Lettres », qui vivent en démocratie française et dans le « tout-monde ». La question du contrôle de l'immigration, et de l'expulsion des immigrés, ne fait pas l'objet d'une poétisation ; en tant que « fait social total » (Cf. Abdelmalek Sayad), elle intéresse directement l'itinéraire situé de la littérature et des écrivains eux-mêmes, dans « l'amitié de ce Non certain » dont parlait Maurice Blanchot (cité en ouverture par Nicole Caligaris et Eric Pessan). L'immigration naît de fictions, elle est portée par elles : la fiction du travail, la fiction de l'étranger, la fiction de l'exil.
Ce livre rappelle que si la grande littérature n'est pas politique, elle ne peut se concevoir sans elle : dans le rapport à soi-même et le rapport à l'autre. A l'occasion d'un entretien donné à Télérama (numéro du 20 décembre 2008) Nicole Caligaris se pose la question de l'engagement littéraire et de ses modes possibles d'intervention en ces termes : « La littérature n'a pas d'action directe. Parler de littérature engagée, c'est se fourvoyer. Pourtant, la littérature a le devoir d'être présente sur les questions de son temps. Elle ne doit pas déserter le champ politique. ». L'auteur cite le Poème à l'étrangère (Exil) de Saint-John Perse (texte écrit en 1942 aux Etats-Unis, pendant l'occupation de la France par l'Allemagne nazie) : « Or voici bien, à votre porte, laissés pour compte à l'Etrangère, ces deux rails, ces deux rails - d'où venus ? - qui n'ont pas dit leur dernier mot. ».
Il me sera difficile de venir te voir n'est proprement pas un livre de témoignage, ni un ouvrage de sociologie sur la question de l'immigration. Il donne la parole à des écrivains/intellectuels, appartenant à des espaces géographiques, temporels et linguistiques/esthétiques divers (bien que tous francophones), qui ne font pas partie des « auteurs professionnels » (ceux à qui l'on prête le micro pour réagir à chaud sur les sujets sensationnels de l'actualité politique et qui participent au processus de neutralisation de la radio, de la télévision et des « oligopoles » de l'édition, où l'identité et l'identitaire l'emportent le plus souvent sur l'altérité), mais qui luttent contre la « propagande du quotidien » et l'élévation des murs qui menacent chaque jour la relation à l'autre. Ces auteurs ont pour point d'accord l'expression d'un nolo face à l' « intolérable » : l'inflation de mesures législatives répressives absurdes et floues, les arrestations qui se multiplient, l'augmentation du nombre d'« éloignements » par reconduite à la frontière découlant d'instructions strictement orales, discrétionnaires, et la politique du chiffre (à travers les indicateurs de performance notamment), en bref, le durcissement croissant, l'acharnement, de la politique française d'immigration depuis les années 80 contre « l'immigration irrégulière » ou « illégale », après les déclarations et les proclamations qui se voulaient rassurantes. La situation est connue, mais son exposition publique, éditoriale, implique une rupture avec les éditeurs et les écrivains qui n'ouvrent pas la gueule.
Un tel dispositif pose une question (soulevée d'ailleurs par Nathalie Quintane) : comment parler de l'immigration sans soumettre le sujet à des critères aussi arbitraires que le sont ceux des directives gouvernementales en assignant aux correspondants des rôles préétablis dans la communication. Pour rendre justice à ce livre, et ne pas se contenter d'en louanger la dimension « humaniste », sans doute faut-il faire apparaître ses moments et ses points de mésentente : sa dimension conflictuelle. La parole des 26 écrivains rassemblés prend sens par sa grande mixité et sa diversité esthétique, non toujours perceptible dans les courriers eux-mêmes mais qui sous-tendent discrètement les rapports. Nathalie Quintane, l'auteur de Grand ensemble (concernant une ancienne colonie), écrit à Mourad Djebel : « On aurait dû commencer par le commencement : je lis vos livres ; vous lisez les miens, et on voit. ». Dans Télérama, Nicole Caligaris s'exprime ainsi : « Nous ne souhaitions pas que chacun s'enferme dans son petit texte sur les sans-papiers. Pas de bons sentiments ! Nous cherchions la pertinence : faire se rencontrer des points de vue, que chacun sorte de sa citadelle, se frotte à l'autre, à l'étranger, échange, avec ou malgré toutes les difficultés, les stéréotypes, les clivages pauvres/riches ; Nord/Sud ; français/immigrés. » Face à cette épreuve du décentrement (ou du déracinement) de la pensée, face aussi à l'« actualité » qui entre parfois dans la communication, interfère, crée une dynamique nouvelle, se révèlent des individualités très différentes, voire opposées. Précautions et embarras, gêne quant à la gratuité et la banalité des échanges, peur de ne pas être compétent. Mais aussi : frémissements et ardeur de la pensée et du langage, prolongements inattendus, paralysies, maux et malaises, jeux de mots, babels et babils, afflictions et fictions, petites phrases et grandes phrases, dérapages et ratages. Et parfois la crainte de l'imposture se résout dans la posture.
Eric Pessan, dans son récit d'enf(r)ance et d'adolescence, fait le récit distancié de l'expérience de l'immigration (qu'est-ce qu'être un immigré ou un fils d'immigré ?) à travers l'exploration de ses mythèmes familiaux : le passage de la campagne à la ville, l'attachement à la terre et au village, la vie dans un quartier ouvrier, la peur de l'Autre et ses fictions populaires. L'absence des ancêtres et l'impossibilité « technique », explicite, de les faire parler dans l'écriture, ne joue pas du pathétique de l'indicible ; elles permettent une construction historique et autobiographique, puissante et se souvenant, sur / autour de l'altérité.
Dans un français très adjectival, marqué par une certaine afféterie et une hypercorrection qui l'éloigne du langage « créolisé » d'un Patrick Chamoiseau ou d'un Edouard Glissant, mais acéré et critique, Nimrod interroge sa mémoire personnelle et porte sa réflexion sur les régimes de domination, les retours et les contradictions qui sous-tendent leur instabilité historique.
Réflexif, d'évidence questionneur, l'œil sociologique de l'écrivain s'entrouvre avec celui de Nathalie Quintane qui, tout en maintenant la spontanéité et la simplicité des échanges par mail, fait part à Mourad Djebel de ses réticences concernant le projet d'« organiser » une correspondance « ex-nihilo » et en soulève les présupposés. L'auteur défend la nécessité d'une séparation des activités, entre la pratique d'écriture d'une part et l'activité politique d'autre part ; selon elle, le dispositif du livre fait le mouvement inverse de son travail d'écrivain : « Si l'on écrit, c'est bien parce qu'on ne sait pas grand-chose et qu'on attend justement de l'écriture qu'elle nous l'apprenne. ».
Au terme de cette lecture, et sans doute au départ de ce livre, l'expression d'une exigence sinon commune, en tout cas partagée : comprendre la période récente de notre politique d'immigration et ses dérives nécessite, non seulement de penser la question de l'identité et du maintien de l'ordre national (de nombreux travaux d'analyse des présupposés des discours politiques sur les menaces de l'immigration pour l'identité française ont été publiés ces dernières années), mais aussi de ne pas se laisser piéger par des spéculations strictement idéologiques, déliées des questions économiques et sociales. L'écrivain ne doit pas se faire malgré lui l'adjuvant de l'opinion et des agents de l'état en se focalisant sur les thèmes imposés du débat public, ou en stigmatisant, selon une vision technocratique les agents de bureau des guichets de l'immigration (ni forcément indifférents, ni forcément racistes, mais régulièrement menacés de rapports de discipline) et d'autres catégories professionnelles à la fois dominantes et dominées qui sont de plus en plus sollicitées, comme les agents de l'ANPE ou les médecins inspecteurs de la santé publique (Cf. Alexis Spire, Accueillir ou reconduire). Explorer violemment, poétiquement, sans lamentations ni universalisations abusives, sans idéalisme, par détours et fictions, les mythes d'explication ou d'obscurcissement des processus sociaux (à travers la définition de l'immigration et de l'immigré se joue celle de notre société), tel est peut-être le fondement des littératures qui se profilent au seuil de ce livre volontairement inachevé _ dans l'ouverture relationnelle et relative de son projet.