22 mai
2008
Recadrages de Hubert Lucot par Samuel Lequette
La fiction affleurera et se dissipera, vite, d'après la mobilité de l'écrit,
autour des arrêts fragmentaires d'une phrase capitale dès le titre introduite et continuée.
Stéphane Mallarmé
autour des arrêts fragmentaires d'une phrase capitale dès le titre introduite et continuée.
Stéphane Mallarmé
A cette heure mercantile et rétro, P.O.L publie Recadrages - livre d'une vie.
Pour Lucot, écrire est indissociable d'une pensée matérialiste du temps et de l'événement.
L'habitude est créatrice de concepts, elle permet, en portant l'attention qui convient, de saisir la pénétration non-anecdotique, temporelle, de l'inattendu dans la réalité objective.
Une nouvelle fois me placer, par une promenade, dans le milieu du monde : le bout du monde présent au milieu, où règnent ses lois invisibles, comme ailleurs. Les nommer lois de novembre 2003 (par contraction loden). Penser l'événement possible - obligatoire : il se passera quelque chose, quoi ?
Lucot s'intéresse davantage à l'actualisation du virtuel qu'à la réalisation des possibles.
Qu'attendais-je ? une charrette d'autrefois, celle de la mort ? carriole spectrale, barque à Charon. Le piqué d'un oiseau, bref rameau qui s'élève de l'arbre et s'effondre minuscule ?
L'événement inattendu survint : soleil ! quand régnait le gris humide. Précisément : un groupe d'arbres et un bosquet infime ont projeté avec force deux ombres noir charbon sur la route anodine.
Non pas limitation et ressemblance, mais transformation et création - différence, divergence.
Classique et complexe, ample et hachée, la phrase lucotienne traduit les multiples facettes de l'expérience sensible - saisir le monde en un instant, pendant une période - par la durée et le passage : « aventure de l'immédiat ».
Le caractère spécifique de l'événement - date, lieu - est toujours relié en une structure d'événements proches et/ou distants et/ou absents. Phénomène parmi les phénomènes, l'événement comporte une ou plusieurs extensions et témoigne d'autres extensions possibles, presque infinies.
Lucot cherche à rendre l'étrangeté de l'expérience perceptive par la mise en évidence des « facteurs constants ». L'écriture hybride les facteurs de passage (les événements qui comportent un devenir et sont étendus dans l'espace comme dans le temps), et les facteurs immobiles (reproductibles et qui peuvent faire l'objet d'une reconnaissance). Importe la généralité indivisible, non extensive, dans chaque événement singulier.
L'écriture « rapidlente » enfonce l'instant dans l'épaisseur de la durée - concaténation, accident et linéarité.
Je m'applique à saisir « la fuite du temps » au sein du présent, le devenir dans la vue immobile...
Ce qui rapproche l'écrivain de Cézanne et Bram Van Velde.
le peintre présente une surface qui sans trompe-l'œil contient l'épaisseur, quand l'acuité du présent contient l'histoire non racontée.
L'écriture de Lucot est marquée en profondeur (graphiquement) par les rapports qu'elle entretient avec les arts visuels. Lucot voit son langage.
Les arts peinture et cinéma pèsent sur moi, s'élèvent au dessus de moi, m'aidèrent et m'intimidèrent dans mes opuscules hermétiques des années 1960, dans le Graphe et ensuite.
Travaillée par le cinéma, tout en étant théoriquement indépendante, l'écriture « produit » sa propre cinématique - mise en mouvement visible à l'œil nu, dans la section clic-clac de la phrase.
Aujourd'hui, ma caméra, montée sur un gigantesque engin de levage, embrasse amour alpin : grandeur d'A.M. jeune et des montagnes qui l'enserrent et qu'elle magnifie ; grand silence ; descente majestueuse de la jeune femme dans la salle de spectacle du sanatorium (obscure : elle choisit le retard pour ne pas affronter les regards qui se tendraient vers elle) ; son élégant gravissement du sentier au revers du ciment sanatorial.
Ni métaphorisation ni transposition d'une technique d'un art à un autre, mais l'opération sans comparaison de l'écriture en train de filmer.
L'emploi quasi idéogrammatique des capitales affectant d'un seul coup un mot ou une séquence de mots (mot-entité, phrase-objet), en fait un événement absolu, c'est l'attribution SOUDAIN d'une signification. Fixité. Image-arrêt. Plaisir de la nomination d'une vision soustraite à la narration.
II
Aventure spéculative, l'écriture est perpétuellement rapportée au fondement et à la multiplicité des expériences et des activités humaines.
Mon œuvre ne double pas ma vie : elle est en intersection avec celle-ci et avec de multiples écritures, littéraires, picturales, cinématographiques, voire physico-mathématiques.
Dès les premières pages de Recadrages est énoncé ce qui pourrait être entendu comme un pacte autobiographique.
Mon projet consistera à recréer, par gommage, les sensations premières et à mesurer les écarts entre des taches, spots, zones, que seuls unissent l'être et le temps, miens.
J'extrais de cette phrase recréer, gommage, mesurer.
Chez Lucot la métaphore traditionnelle du miroir est remplacée dans l'écriture - en même temps et en déroulement - par des calculs et des opérations concrètes. Observation et comparaisons avec des faits, des formes, des pensées emmagasinés dans la mémoire qui donnent naissance à des similitudes, des ressemblances, des différences. Moins élucidation de soi donc que compréhension, organisation et transformation, intervention linguistique sur soi et sur les êtres.
La vie est un roman (ou mieux : Action writing).
L'entreprise autobiographique est une repossession solaire et sensuelle (sexuelle) de la mémoire et du temps, elle accompagne en synchronie l'existence, advenant avec elle - inaugurale, rétrospective et prospective.
Le héros-narrateur est l'objet - JE SUIS UN OBJET - de relations obliques - phénoménologiques, sociologiques, historiques - déterminantes qui lui attribuent une place mentale et scripturale dans le continuum (« clinamen ») du réel - au sein de l'Univers. Je-mondial.
Cette distance à la fois « brève et longue » entre les êtres et le cosmos, la Conscience et l'Univers, forme une ligne de portée anthropologique - coïncidence, adjacence, étrangeté.
Note : la relation A.M. - H.L. est à la fois un modèle d'écriture romanesque dans un livre qui n'est pas un roman et l'histoire d'un amour d'écriture pour une femme. C'est encore une incarnation symbolique et psychique du rapport au monde. L'amour d'A.M. est activité transitionnelle, créatrice d'un tiers non-tiers, indicible et propre - incorporation scripturaire.
III
Instantanément - c'est-à-dire en même temps, maintenant-, l'écriture relie, affronte, fait coexister les contraires.
Dans la réalité, deux choses disjointes et différentes ont souvent même écriture : elles viennent dans le temps, le marquent.
Suivant « les lois et les hasards de l'écriture linéaire », le texte opère des connexions entre le proche et le lointain, le présent et le passé. Flèches, courbes, bretelles, routes et chemins structurent un « damier » de sites mentaux et/ou scripturaux, réels et/ou virtuels, rêvés et/ou fantasmés. Temps et lieux hallucinés - matières liquides, cassantes - suscitent dans la conscience et l'inconscient du héros-narrateur des déplacements et des glissements, des trajets sensibles et émotionnels. L'écriture est un pointillé, réactivation et création perpétuelles de règles-procédures et de lois - ajout d'un chaînon dans un réel affecté à n dimensions.
J'attends A.M. pour : pizza (pâte levée) face à l'épaisseur de la mer. Miracle de l'écriture ! : dès pizza et épaisseur, se lève « décembre 1952 : pissaladière et épaisseur de la mer à Antibes, épaisse blancheur du rempart sortie du pot de peinture ».
Feuilleté temporel. GATO NOIR.