17 mars
2009
Entre chagrin et néant, audiences d'étrangers de Marie Cosnay par Nicole Caligaris
composé à partir de notes prises entre mai et septembre 2008 lors d'audiences du Juge des Libertés et de la Détention pour l'examen du maintien en rétention d'étrangers sans permis de séjour.
L'historien Stéphane Audoin Rouzeau avait franchi la ligne entre histoire et littérature dans son étonnant Cinq deuils de guerre 1914-1918, Noésis, 2001. Preuve que les limites entre les disciplines ne sont pas moins poreuses que celles des états et autres espaces politiques, Marie Cosnay fait la traversée dans l'autre sens : un écrivain consigne et signe une archive versée à l'histoire de notre époque, vivifiante entreprise.
Impossible de ne pas évoquer l'écriture de Charles Reznikoff pour Holocauste ou Testimony, à partir d'archives de procès. Marie Cosnay se trouve dans une position un peu semblable : écrire, ici, c'est exclure, c'est examiner puis rejeter ce qu'on ne retiendra pas ; et très différente : l'écriture n'est pas rétrospective, elle est prospective, filtrage du présent pour le futur immédiat de notre lecture, pour le futur proche ou lointain de l'histoire, et c'est une opération sans recul, depuis dans sa propre lecture déterminée, depuis ses émotions, ses interprétations, son histoire intime, l'auteur englobée dans la pâte de ces audiences dont elle doit conserver le souvenir et le transmettre.
Du présent qui n'est rien, qui n'est qu'une lecture héritée, quel passé compose, pour ses successeurs, le littéraire ? Quel témoignage construit la littérature ?
Cosnay pense son cadre avec soin, explique sa façon de prendre des notes, quelquefois de perdre pied, sa réflexion sur les noms propres, sur les fonctions plutôt que les personnes, sur les limites de sa position, sur son implication, ses sentiments face à des situations aussi déchirantes, sa fraîcheur d'attention qui risque de pâtir d'un nécessaire détachement. Les propos rapportés sont toujours clairement attribués à leur source mais ne sont jamais donnés entre guillemets comme verbatim ou citations : ce sont des propos entendus, passés par le sujet qui les écrit, internes au texte de Cosnay, assumés par le "je" présent aux audiences et qui les a perçus. Le "je" qui regarde, non pas qui observe, qui regarde, qui écoute, qui ressent, le "je" foyer de l'écrit.
Cependant la littérature ne pratique pas exactement l'observation participante héritée de l'ethnographie de Malinowski, bien que née de sa sensibilité littéraire, ce qui rend, là encore, les lignes pénétrables.
Le travail de Marie Cosnay se situe dans la lignée de ceux de John Berger sur les travailleurs migrants et de Maryline Desbiolles avec C'est pourtant pas la guerre
.
La littérature, ici, pratique un exercice du regard, comme on dirait un exercice spirituel, un exercice du sujet convoqué par ce à quoi il assiste, au sens plein du terme. L'écrivain n'a pas à construire son objet, il a à faire travailler la question littéraire, qui ne peut pas être "qu'est-ce ?" mais à la fois "qui est-ce ?" et "qui suis-je ?". C'est de ce "qui suis-je ?" dans cette réalité dont témoigne ce livre.
Des documents externes, toujours signalés typographiquement, sont insérés dans le texte, extraits de loi ou articles qui donnent à ces audiences une perspective historique et sociale.
À propos de l'intervention humaine, Marie Cosnay distingue le plan éthique du plan proprement politique et cette position exprimée en épigraphe permet de passer le stupide "à quoi bon" qui réduit toute entreprise à l'injonction de l'efficacité ; et d'affirmer que le devoir n'est pas soluble dans l'utile.
Ce livre existe pour l'histoire ; pour notre époque, il a la vertu de montrer comment se referment les mâchoires de la bêtise au pouvoir et de ré-affirmer que nous ne cesserons pas, ni les uns ni les autres, chacun selon sa juste façon, que nous ne cesserons pas d'écrire, que personne ne nous fera cesser d'écrire sur ce scandale des violences faites ici aux migrants.