K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., numéro 24 par Tristan Hordé

Les Parutions

25 sept.
2023

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., numéro 24 par Tristan Hordé

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K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., numéro 24

 

 

Charles Bernstein, ouvre cette livraison avec "Albiach" et explique comment il a abordé la traduction de  Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach. Il s’agissait pour lui de retrouver des équivalents syntaxiques et phoniques en passant d’une langue à une autre ; ainsi Travail vertical et blanc est traduit par «  work vertical and blank aux dépens du plus conventionnel vertical and white work ». Ce choix évoque irrésistiblement, dans un tout autre contexte, les pratiques de Louis Wolfson qui, new yorkais, ne pouvait supporter d’entendre la langue anglaise, trouvait instantanément pour les mots honnis un équivalent phonique dans une autre langue1. Berstein précise qu’il a procédé autrement pour traduire Olivier Cadiot, laissant un peu à l’écart une approche homophonique. Il privilégie toujours une traduction « riche » qui abandonne « les réverbérations sémiotiques et soniques » au profit de « la création d’une valeur poétique compensatoire », la traduction la plus satisfaisante introduisant « des traces de l’intraduisible ».  Il faut se réjouir avec Charles Bernstein à l’idée qu’on puisse lire plusieurs traductions d’un texte ; c’est en effet heureux que l’on dispose, par exemple, d’une dizaine de traductions des Élégies de Duino de Rilke et même un peu plus des sonnets de Shakespeare.

 

Pour prendre un autre exemple, le titre de la comédie de Pope, The Rapt of the Lock a toujours été traduit, aux XVIIIe et XIXe siècles, par Une boucle de cheveux enlevée, reprise écartée par Pierre Vinclair dont le choix conviendrait à Charles Bernstein puisqu’il traduit par Le Rapt de la boucle. Ici, Pierre Vinclair, sous le titre "L’amour du Rhône, 10 [L’Origine du Rhône]"2, propose d’abord un poème autour d’un tableau ; l’eau y sort d’un rocher et « semble vivante », passe « entre les cuisses pierreuses / De la terre » et « jouit Méditerranée » et le dernier vers porte le nom « G. Courbet ». Ces éléments lient le tableau au devenu célèbre "l’Origine du monde" du même peintre. Un commentaire accompagne le poème, ou plutôt le tableau, « le cadre pointe ce qu’il faut regarder », « un drame du temps » : la pierre résiste au mouvement incessant de l’eau, le bois du moulin pourrit. Seconde étape de l’article, réflexions : l’essentiel n’est sans doute pas le « réalisme » de la scène — « le « réalisme » est un élément rhétorique de discours destinés aux institutions ennemies ». Mais échappe au "drame" de l’opposition éphémère-éternel la liberté du ruisseau, comparée dans un second poème ("Portrait de la Vierge") au geste d’une communarde de 1871 qui chargeait un canon, « Sous un morceau de ciel déserté / Par les faux dieux ». Liberté que les visiteurs, pour la plupart, ne comprennent pas, ne conservant qu’une image avec leur téléphone. Conclusion : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Ce que le regard, le plus souvent, oublie ou ne voit pas dans le tableau, dans le cadre, « C’est le point échappant au temps que l’on rencontre dans le temps, le noyau de nécessité trouvé dans l’abandon à la plus parfaite contingence ». Pour qui le lit, on reconnaît la pratique de Pierre Vinclair, de la lecture d’une œuvre à la construction d’éléments théoriques. Rappelons, en lien avec le commentaire du tableau, qu’il a publié un roman où la Commune de Paris a sa place, La Fosse commune.

On pourrait parler de contingence devant le « poème visuel » de Susan Howe, en quatrième de couverture. Extrait d’un ensemble (Concordance, page 44), il rassemble par collage des fragments disparates, lisibles ou non, en anglais et en français. On notera cependant une relation entre les morceaux assemblés : la première ligne en français donne des noms d’arbres (sycomore, palmier), dans les débris en anglais qui suivent, on lit « tree » (arbre) et « destroy » (détruire) — s’agirait-il de couper des arbres pour la pâte à papier ? — et la dernière trace lisible se rapporte à la fabrication avec du papier… Tout collage donne loisir au lecteur d’inventer son texte.

 

La poésie de Claude Royet-Journoud est certainement difficile à traduire si l’on n’accepte pas de la lire sans vouloir y trouver une narration, un développement lyrique. C’est une expérience de lecture qui consiste à ne pas, à partir du poème, vouloir retrouver les faits et gestes du quotidien. Certes, quelques séquences semblent rapporter des moments d’une histoire amoureuse, comme celle-ci : « c’est l’endroit où / jambes pendantes frôlant la mer / tout ce que j’écris te désigne », où est donnée la relation essentielle du je-tuje implique (désigne) tu ; l’on peut relever, si la mémoire est active, des séquences (« portrait d’une étreinte / portrait d’un apprentissage ») et des mots qui pourraient être mis en relation avec cet énoncé "amoureux" (chambre, amour, fente, torse / charnel). Il semble pertinent de prendre chacun de ces énoncés pour un fragment du monde. Fragments du monde qui se succèdent et, en même temps, jeu des mots qui permettent de les constituer : les termes grammaticaux, comme des personnages, construisent eux aussi le poème (voyelle, nom propre, lettres, syllabe, grammaire, etc.) ; les deux niveaux nécessairement indissociables, ce qui est clairement écrit, « au-dessus de la phrase / le corps fut déplacé ».

 

La dernière livraison de cette revue modeste par sa taille, seulement 28 pages, offre de passionnantes pistes de réflexion sur l’écriture et ses rapports avec la réalité.

 

 

 

1 Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, préface Gilles Deleuze, Bibliothèque de l’inconscient, Gallimard, 1970.
2 "10" renvoie à un livre publié en 2022, L’Éducation géographique

 

 

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