La vie bonne et d’autres vies, de Jacqueline Merville par Frédérique Guétat-Liviani
Le livre s’ouvre lorsque les frontières se referment. L’épidémie galope, il faut quitter l’Inde.
Démonter l’habitation précaire où l’auteure et son compagnon habitent au bord de la mer d’Oman.
Ce logement, plus proche de la cabane que de la maison, est un prolongement de l’enfance, quand la cabane au bord de la Saône était le seul refuge pour échapper à la colère du père, à l’assombrissement des jours. Lieu où se préparait en silence le départ à venir. L’écrivaine a depuis longtemps pris la route, faisant le choix de vivre, simplement vivre, et l’écrire, parce que faire le constat de la vie est bon, tout comme témoigner de la lumière, même la plus infime, est bon.
De retour en France, ils retrouvent l’appartement loué en Provence. Il va falloir tenter d’habiter ce lieu qui jusqu’alors ne fut qu’un lieu de transit dans l’attente d’un nouveau départ. L’Inde n’a jamais été pour eux un lieu de séjour comme il l’est pour tant d’Occidentaux. Ils y vivent, nûment et lumineusement.
Elle qui a refusé tant de sortes d’enfermements, se retrouve ici prisonnière. C’est l’hiver, le mot manque résonne dans l’appartement.
Les rafales du mistral agitent les volets, secouent le cyprès. Les vêtements sont lourds. Les chaussures te blessent. Votre argent est dévoré par les factures de chauffage.
C’est donc ça un hiver dans le Midi ?
Oui, dans le Midi souvent les corps échouent, comme celui de Mona au pied des cyprès dans Sans toit ni loi d’Agnès Varda. Le Sud n’est pas pour tous lieu de villégiature.
Le temps passe, celle qui est toujours partie, va devoir rester là. Alors cet appartement devient une terre inconnue. Et du lieu qui n’était pour elle qu’une salle d’attente, elle dit : Peut-on vivre autant de temps quelque part en ignorant qui habitait un lieu... ? Toujours présente au monde, même entre quatre murs, elle se prépare à un autre voyage. Il sera fait d’étapes, de longues stations parfois, et bien qu’immobile, il la transportera loin de toute claustration.
Son carnet de voyage, c’est à l’amie restée sur l’autre continent qu’elle le destine. Les lettres mettront le temps qu’il faudra pour parvenir à la destinataire, peu importe, on tiendra la promesse de ne pas céder à la lettre numérique, malgré le désir d’obtenir une réponse, de combler le terrible manque.
Avec le passé, qui forme un derme volatil autour de nous, on est toujours négligent. J.M se met alors en quête des ombres, des effleurements dans la maison et pour la première fois, elle les accueille. Cependant jamais elle n’oublie les aspects matériels du soin dû à l’appartement. Il est rare dans les livres que les écrivains fassent le ménage. Ailleurs dans la littérature, les maisons sont déjà bien rangées, une autre, jamais nommée, s’en charge. S’il y a désordre, c’est un désordre choisi par l’écrivain, quoi qu’il en soit, l’ordre social règne dans la demeure pour que celui-ci se livre à l’écriture. Ici l’écrivaine ne fait pas qu’écrire, elle range et répare, colmate les fenêtres pour tenter de repousser le froid qui s’engouffre. Depuis l’enfance, elle sait aider au ménage, sa mère, employée de maison, travaillait dans de riches familles, elle l’accompagnait.
C’est dans cette vie domestique que J.M se laisse traverser par l’histoire du lieu qu’elle habite désormais. Celles qui ont vécu là autrefois viennent la visiter, et maintenant elle prend le temps de les écouter. Avant d’être divisé en appartements, le lieu était un castelet appartenant à la famille du marquis d’Eyragues. J.M s’accroche aux filets de voix qui passent au travers du temps. Tandis que les corps sont reclus, les voix des revenantes s’affranchissent. Elles se racontent et l’auteure recueille leurs paroles défuntes. Histoire et fiction se mêlent, le procès du fils du général de Rancière, violeur de la future marquise d’Eyragues eut réellement lieu en 1835 et Proust fit vraiment la rencontre des Eyragues en 1895, il parle d’eux avec sympathie dans sa correspondance.
Le récit est tressé de telle sorte que les voix lointaines font écho à celles qui nous sont plus proches. La violence faite au corps des femmes, les moqueries subies par la victime, son assignation au silence, un siècle et demi plus tard, J.M connaîtra le même sort, elle l’a écrit dans son livre Presque africaine. Et la vie des servantes aux rêves brisés, à la santé entamée, aux grossesses non désirées ont des similitudes avec celle de la mère prenant son solex le matin pour aller faire des ménages dans les beaux quartiers.
Rares sont les pages où ne s’inscrivent pas les interrogations. Elles sont les jours par lesquels la lumière nous parvient. Souvent pour questionner, l’auteure n’emploie ni le que, ni le qui. Elle leur préfère le quoi, il questionne le vaste. Quoi sera définitivement révolu ?
Puis la maladie vient, l’écrivaine et son compagnon sont à l’isolement, ils dorment des journées entières dans la pénombre, c’est le plein été, aussi accablant que l’hiver. La lettre de l’amie si longtemps espérée est enfin arrivée. J.M consulte encore quelques ouvrages pour mettre des noms sur les voix qu’elle entend. Elle n’est pas historienne et ne prétend pas l’être, dit qu’elle consulte ces documents comme des cartes routières. Voyageuse, elle le reste, même aux heures du couvre-feu.
Avant de refermer l’appartement, l’auteure achève de donner corps aux effacées tandis que sa mère au téléphone la tient au courant du quotidien en bord de Saône : l’achat d’une tombe, le prix comprenant l’annonce de la mort dans les journaux.
Elle reprend la route. Son désir de lumière n’est pas près de mourir.