UNE LANGUE HUMAINE ... par Frédérique Guétat-Liviani
... Et parfaitement inutile*
L’Antre Lieux, association avec laquelle en 2016, en compagnie de L.Giraudon et S.Kéryna, nous avions mené une action intitulée La porte rouge dans trois cités extra-muros d’Avignon, m’a proposé de revenir cette fois pour intervenir au centre d’alphabétisation du Pontet, à côté d’Avignon.
Anne et Claire de l’Antre Lieux m’ont demandé : Tu crois que tu pourrais faire des ateliers avec des femmes qui ne savent pas forcément lire, pas forcément écrire ? J’ai répondu : oui, ça m’est déjà arrivé. Elles m’ont dit : il y a un autre problème, toi tu aimes bien qu’il y ait une trace, tu dis toujours que c’est un manque d’égard vis à vis des participants de les faire travailler sur un projet et puis de s’en aller comme ça, ciao, bye bye…mais là dans cette cité du Pontet, l’Imam ne veut pas que les femmes se donnent en spectacle…donc pour la lecture publique, c’est même pas la peine d’y songer, elles refuseront de lire publiquement pour ne pas lui déplaire. Et puis il y a aussi la municipalité d’extrême droite, qui n’attend qu’une chose, que le centre d’alphabétisation entre en conflit ouvert avec l’Imam, pour trouver enfin l’argument qui permettrait de fermer ce lieu qui accueille à bras ouverts toutes sortes d’étrangères ! J’ai dit que j’allais réfléchir mais je n’ai pas réfléchi longtemps, pas du genre à me draper dans une soi-disant dignité laïque. Je me suis dit que de toutes façons, c’était un peu facile de déserter certains lieux où personne ne veut plus aller en invoquant de fallacieux prétextes. À la fin de l’histoire, les dindons de la farce c’est toujours les mêmes, en l’occurrence, dans cette histoire-là, des femmes pauvres, étrangères et allophones. Alors j’ai pensé que la farce, ça pouvait aussi être rigolo et que, l’Imam, s’il avait déjà baratiné les femmes concernant l’impossibilité de leur présence physique devant un public, ne pourrait pas s’opposer à l’enregistrement de leurs voix et à la diffusion de celles-ci bien au-delà de leurs corps ! Alors, du 6 au 17 décembre 2021, les ateliers de poésie et leur enregistrement ont bel et bien eu lieu.
Au centre d’alphabétisation du Pontet, il n’y a que des femmes. Des femmes qui suivent des cours de français et des femmes qui en donnent. De très jeunes femmes qui viennent d’arriver et ne parlent pas encore français, des femmes plus âgées qui résident ici depuis longtemps mais qui ont passé leur vie à élever de nombreux enfants et n’ont jamais appris le français. Elles ont franchi des mers, des frontières et partout où elles sont allées, se sont trouvées recluses entre quatre murs. Maintenant que leurs enfants sont grands, elles ont pris la décision de s’inscrire au centre d’alphabétisation. Certaines, parmi les plus âgées, n’ont jamais été scolarisées dans leur pays d’origine et à près de soixante ans, elles travaillent d’arrache-pied pour apprendre enfin la langue du pays où elles vivent.
Dans ce centre viennent étudier ensemble des femmes marocaines, des femmes libyennes, des femmes kurdes, des femmes syriennes, des femmes turques, des femmes bulgares. Sachant que certaines parmi elles ne manient pas sans peine la lecture et l’écriture, je propose de composer des poèmes brefs de deux vers en reprenant la forme des Landays de tradition pachtoune. Je raconte comment ces femmes afghanes, sans savoir lire ni écrire, malgré leurs vies de prisonnières, excellent dans cette forme poétique, dont les poèmes, formés de deux vers de neuf et treize syllabes, sont facilement transportables dans les mémoires et se transmettent aisément sans pour autant encombrer les âmes exilées.
Malgré tout, le lundi matin, avant de commencer, j’ai eu un peu peur que ce soit compliqué ces histoires de syllabes à compter… Mais je suis vite rassurée, toutes se mettent à composer, à calculer, et quand c’est trop difficile de trouver le bon nombre de syllabes, elles mêlent quelques mots de leur langue au français pour ne pas briser le rythme du vers. À la fin de la séance, l’une d’entre elles demande la parole au nom du groupe : Est-ce qu’on peut amener la feuille à la maison pour traduire les poèmes dans notre langue ? J’avais distribué en arrivant, une feuille sur laquelle étaient imprimés sept landays choisis dans le livre Le Suicide et le Chant (Poésie populaire des femmes pashtounes) de Sayd Bahodine Majrouh. Le lundi suivant chacune revient avec ses textes et sa traduction pour l’enregistrement.
Les femmes du groupe du mardi, beaucoup moins à l’aise à l’écrit et parlant avec plus de difficultés que les femmes du groupe du lundi, écrivent cependant en s’entraidant pour composer de brefs textes, toujours selon le même principe, en comptant les syllabes à haute voix. Leurs textes portent les traces enfouies de pays quittés, de paysages traversés, de fleurs, d’oiseaux, de chats, d’accouchements, de mères, de premiers nés, de messagers.
Dans le groupe du vendredi, les femmes, très jeunes, ne parlent pas français. Turques, bulgares, marocaines, elles lisent et écrivent mais ne parlent pas encore. Ce que je leur dis ne prend pas sens. Alors qu’elles parlent entre elles, je reconnais la langue qui sert leurs échanges…l’italien. C’est parti, on fera la séance dans cette autre langue qui nous réunit ! Certaines ont vécu longtemps en Italie avant d’arriver ici. Elles écrivent dans leur langue de naissance, se traduisent en italien puis ensemble on traduit en français. À la fin, toutes lisent leurs phrases courtes et denses dans la multitude des langues !
Le dernier vendredi, il y a une petite fête de fin d’année, toutes les femmes sont là. Claire enregistre chacune d’elles. Souvent, elles demandent à lire plusieurs fois, pour ne pas butter sur les mots, pour prononcer au mieux ce qu’elles ont à nous dire. Après l’enregistrement, elles font part de leur joie d’avoir su raconter en peu de mots, un peu de vie, en français. Émues d’avoir adopté le français non pas pour remplir un formulaire, ni pour se situer sur un plan, ni pour envoyer un document officiel par la poste, mais pour raconter quelque chose de leur vie à elles. Durant ces deux semaines, nous avons cherché, appris, composé, avec des fragments de langue, des bouts de ficelle, des pièces rapportées. Nous avons réussi à parler ensemble une langue vivante, non administrative. Et c’est pas du luxe de pouvoir parler une langue terrienne à laquelle il est indispensable d’avoir accès pour faire corps ! La langue administrative est sans corps, sans mémoire intime. Dans cette langue, nos noms et prénoms ne sont reconnus qu’accompagnés d’un numéro d’identification. Mais si l’on ne compte pour rien dans une langue, comment pourrait-elle compter pour nous ?
Durant deux semaines, malgré toutes les embûches posées sur leurs multiples routes, les femmes du centre d’alphabétisation, dans leur français en travaux, ont parlé et écrit dans une langue humaine. Je remercie l’Antre Lieux de nous avoir permis de parler ensemble cette langue parfaitement inutile et précisément nécessaire.
* Hommage à Ghérasim Luca Julien BLAINE