Perpetuum mobile de Pierre Garnier par Frédérique Guétat-Liviani
Chaque livre de Pierre Garnier est un instant du monde. Écrit dans une langue qui s’invente, une langue toujours à venir. Le lisant, j’ai pensé à Eh bien non ! de Julien Blaine, si bel hommage à Gherasim Luca. Dans ce poème, Julien Blaine dresse la liste de tout ce qu’il n’est pas, pour clamer un peu plus loin ce qu’il est : Un poète ! qui porte en lui toutes les qualifications qu’il vient de révoquer.
De même, Pierre Garnier n’est pas un spatialiste, pas un avant-gardiste, pas un écrivain, pas un traducteur, pas un auteur picard, pas un professeur…Pierre Garnier est un poète. Et c’est pourquoi son œuvre a su se déployer sous tant de formes.
Le premier poème donne son nom au livre. Perpetuum mobile a été publié en 1968 chez Gallimard. Le deuxième poème, qui s’intitule Secondes, traduit par Ilse Garnier, est paru sous le titre SEKUNDEN en Allemagne, en 1967. Le troisième, Santerre n’avait jamais été publié jusqu’alors.
Ces trois poèmes ne sont pas des poèmes spatiaux, cependant ils ne sont pas un retour vers le linéaire. Chez Pierre Garnier, le poème est infiniment circulaire.
Comme le titre l’indique, c’est de mouvement qu’il est question, d’un mouvement giratoire où la ligne se penche pour rejoindre la courbe. Le mouvement jamais ne se fige, la peine est prescriptible. L’écriture oscille entre le mot et le monde, le poème se révèle sous diverses figures, elles sont de passage. L’errance est la condition de l’être en vie, la mort seule nous stabilise.
Il n’y a pas de différence
entre
la buée de mon souffle
et la Sixième Symphonie :
toute Pastorale est errance.
La buée, c’est ce mot en réalité qu’utilise l’Ecclésiaste. Buée des buées traduit en français par vanité des vanités, alors que la buée est tout sauf vanité. Elle se dissipe, ne reste pas, en cela partage notre condition.
Les poèmes sont brefs, ils reviennent de loin. Sur le trajet qui les a menés jusqu’à nous, ils se sont dépouillés. Comme Saint François, ils ont épousé la pauvreté. Le flux et reflux de la langue dans nos bouches ont usé les mots, tous les mots. Les factices, les savants, les référents, ont été emportés avec la marée. Restent les mots-noyaux, ceux qui ne décorent pas les phrases, se font agents de liaison, créant des liens corporels entre les noms et les choses, la lettre et le point, le silence et la ligne.
Chaque page étend son drap, le souffle des voyelles le soulève. Sous le ciel du lit où la vie commence et finit, un théâtre s’installe, les personnages défilent comme dans les rêves, apparaissent, disparaissent, désobéissent à la logique du jour. Ces personnages portent des noms communs : la lune, l’usine, l’oiseau, le soleil, la mer, la mort, la marionnette ...
Le poète en ombre chinoise se soustrait à l’alphabet, puis plus loin revient pour questionner l’attelage des lignes.
Les fils invisibles propagent le poème. Est-ce toi qui tire le fil ? Ce tu à qui s’adresse-t-il ? Au lecteur, à l’univers, au poète lui-même ? Il dit : Les trois dames en oublient le fil. Le poème se fabrique dans une constellation de lignes liées entre elles par la déambulation des lettres.
Leur frôlement engendre le paysage. La page est une carte du ciel qui existe en toute indépendance mais se fédère à la suivante sous l’impulsion du poème.
Soudain la pointe sèche du compas
transperce
un animal qui tente d’abord de fuir…/…
Le poète utilise les instruments de l’enfance pour échapper à l’enclos du langage, le compas dessine un O, absolue voyelle qui retourne à la mer.
…/…
Plus tard le soleil rôde
auprès des os.
Le soleil revient-il sur les lieux du poème ? Les os, eux, adviennent tout au long du perpétuel mouvement. Ils sont l’alliance entre l’ouverture voyelle et le sifflement pluriel.
Secondes précède dans le temps Perpetuum mobile mais dans l’ouvrage, il vient après. Secondes révèle en filigrane la silhouette de Perpetuum mobile. L’extraction du poème est en cours, sa modification parfois imperceptible : changement de mode, effacement d’une ponctuation, d’un classement numérique, échancrure de la page. Secondes nous ouvre l’atelier, le laboratoire où se fabrique le poème avant livraison.
La mort
est si calme
en pleine mer.
Les mots initiant les deux textes sont semblables. Mais entre-temps le poème a amplifié sa portée.
Au seuil du dernier poème, Pierre Garnier nous prévient : Santerre, ça veut dire terre sainte. Une sainteté dont le son a glissé sur la terre mouillée. Sainte terre s’entend aussi sans terre, une terre pour ceux qui n’en ont pas ou plus, une terre commune sans propriétaire.
d’ici
le ciel est un chantier abandonné
Sous ce ciel pas fini, la terre fait ce qu’elle peut. Sa chute engendre le recueillement et son retournement provoque (l’) accouplement des morts avec les étoiles.
Santerre est la plaine où le monde, sans relâche, se défait et se recompose.
le corps suspendu dans son anus
(équidistant)
les yeux affleurent
sur
ce corps absorbé par sa couronne
Par les interactions créées entre les mots, les signes et les sons, l’œuvre de Pierre Garnier ne cesse d’interroger le cycle des vivants. Le trou creusé par l’écriture restera, comme le corps, en suspens. Santerre s’achève sur la question.