19 mai
2002
Le paradis zozio d'Liszt par Jacques Demarcq
Corneilles et autres volatiles
DeszÛ Tandori
traduit par François Dominique et Andr·s Gyöngyösi, Fontaine-lès-Dijon, Virgile, octobre 2001.
J'aimerais savoir un peu de hongrois. Juste pour lire Tandori. DeszÛ Tandori est poète, romancier, dramaturge, essayiste ; il dessine également, a publié des dizaines de livres, traduit une centaine d'auteurs : Beckett, Woolf, Kafka, Poe, Cummings, Hölderlin, Nietzsche, Rimbaud... Il va vite, attrape au vol la vie, les livres, les journaux, et croise, coupe, frappe au lieu d'amortir, harmoniser. Suit l'actualité sportive et artistique, joue aux courses et du piano, adore le jazz. Curieux, disponible, ouvert. Et pourtant, il a passé des années reclus ou presque avec sa femme Agnès et la dix ou quinzaine de piafs qui vivaient en semi-liberté dans leur appartement. Des estropiés souvent. Ramassés dans les rues (comme Maurice Roche, les chats), les parcs de son quartier, à Buda. Des moineaux pour la plupart, des corneilles, un pinson par ci, rien que de très banal. Une moinelle aveugle s'est nommée (elle-même, sans doute) Shippy. Avec Mix-R, Toyota (jaloux de la machine à écrire de Dejan Tradics), Hokusaï, Blackie, c'est l'un des personnages de la nouvelle ì Des meurtres de plus en plus petits " (1984), traduite en 1999 dans le n° 7 de La Treizième, revue trop confidentielle de Max et Magali de Carvalho, qui propose des textes aussi rares qu'indispensables (ceux de l'infréquentable Jean Monod, entre autres).
Tandori a dix-huit ans en 1956, quand l'Armée rouge vient mettre au pas une population hongroise qui croit que le populaire peut être démocratique. D'autres ont fui, on les comprend ; Tandori n'a pas bougé. Jusqu'à ses cinquante ans (1989), il a vécu dans un pays ì normalisé " ; autrement dit : où l'imagination est hors-la-loi. Et c'est peut-être son pari d'écrivain : refuser l'évasion, ne pas éluder. S'attacher à ce que la Hongrie a de ì normal ", avec ses tracas quotidiens, ses névroses, sa presse ridicule - comme partout.
Rien de romantique donc, d'allégorique ou de rêveur, dans son intérêt pour les oiseaux. Ni de scientifique : étude des comportements d'espèce par exemple. Seulement cette attention extrême au détail, ce regard sur l'inaperçu, qui est au cœur de sa posture poétique (en prose aussi bien). Les oiseaux des villes sont pe-tits en général. Chaque individu a son caractère, et ses humeurs, qu'on apprend à connaître lorsqu'on partage sa vie. Voilà ce qui captive Tandori. Les piafs n'ont ni plus ni moins de sens et de destin que les pauvres humains : ì Chacun est seul / à se lamenter sur une branche / et croit que les autres sont vernis " (1984).
Ces vers sont extraits de ì Corneilles et autres volatiles " qui donne son titre au choix de poèmes (le premier en français) qu'ont publié François Dominique et Andr·s Gyöngyösi (avec une belle postface de ce dernier). Tous les textes ne sont pas traversés d'oiseaux. Il y a la radio, la télé, les courses, une piscine vide, le lièvre de Beuys, la mort souvent, et la rue avec ses misères comme avec ses bonheurs de rencontre : ì et voilà que surgissent / les oiseaux dans la conversation, et / ce moineau aveugle qui vit désormais / chez nous ; notre amie se souvient de // tout ce qu'elle entend ; la fois d'après elle / demande gravement comment va / l'oiseau, comment vont nos oiseaux. Elle a / soixante-six ans. A perdu la vue / à l'âge de cinq ans. Imagine l'âge / des oiselets dont elle garde mémoire / précisément. Elle sait parler de tout / avec une telle précision, // allant d'emblée au cœur des choses " (1988).
Ressort de ces poèmes un sens aigu de la fragilité de la vie - l'inconsistance de l'air, la lourdeur du vent - qui est assurément la leçon que Tandori tire des oiseaux. Fragilité de l'écriture aussi : ì Rimbaud à tel ou tel âge / abandonna ; / et moi, je suis sur le point / de ne pas même commencer " (1996). Un passant en quelque sorte, comme on dit ì un passereau ". Le promeneur ornithopédique de Meens sait davantage où il va, mi-gratteur où ça fait mal. L'oiseleur Demarcq n'est souvent qu'un ciseleur d'artifices, un Vaucanson de la vocalise. En quoi me fascine le réalisme, disons : mondialeur intime, de Tandori.
DeszÛ Tandori
traduit par François Dominique et Andr·s Gyöngyösi, Fontaine-lès-Dijon, Virgile, octobre 2001.
J'aimerais savoir un peu de hongrois. Juste pour lire Tandori. DeszÛ Tandori est poète, romancier, dramaturge, essayiste ; il dessine également, a publié des dizaines de livres, traduit une centaine d'auteurs : Beckett, Woolf, Kafka, Poe, Cummings, Hölderlin, Nietzsche, Rimbaud... Il va vite, attrape au vol la vie, les livres, les journaux, et croise, coupe, frappe au lieu d'amortir, harmoniser. Suit l'actualité sportive et artistique, joue aux courses et du piano, adore le jazz. Curieux, disponible, ouvert. Et pourtant, il a passé des années reclus ou presque avec sa femme Agnès et la dix ou quinzaine de piafs qui vivaient en semi-liberté dans leur appartement. Des estropiés souvent. Ramassés dans les rues (comme Maurice Roche, les chats), les parcs de son quartier, à Buda. Des moineaux pour la plupart, des corneilles, un pinson par ci, rien que de très banal. Une moinelle aveugle s'est nommée (elle-même, sans doute) Shippy. Avec Mix-R, Toyota (jaloux de la machine à écrire de Dejan Tradics), Hokusaï, Blackie, c'est l'un des personnages de la nouvelle ì Des meurtres de plus en plus petits " (1984), traduite en 1999 dans le n° 7 de La Treizième, revue trop confidentielle de Max et Magali de Carvalho, qui propose des textes aussi rares qu'indispensables (ceux de l'infréquentable Jean Monod, entre autres).
Tandori a dix-huit ans en 1956, quand l'Armée rouge vient mettre au pas une population hongroise qui croit que le populaire peut être démocratique. D'autres ont fui, on les comprend ; Tandori n'a pas bougé. Jusqu'à ses cinquante ans (1989), il a vécu dans un pays ì normalisé " ; autrement dit : où l'imagination est hors-la-loi. Et c'est peut-être son pari d'écrivain : refuser l'évasion, ne pas éluder. S'attacher à ce que la Hongrie a de ì normal ", avec ses tracas quotidiens, ses névroses, sa presse ridicule - comme partout.
Rien de romantique donc, d'allégorique ou de rêveur, dans son intérêt pour les oiseaux. Ni de scientifique : étude des comportements d'espèce par exemple. Seulement cette attention extrême au détail, ce regard sur l'inaperçu, qui est au cœur de sa posture poétique (en prose aussi bien). Les oiseaux des villes sont pe-tits en général. Chaque individu a son caractère, et ses humeurs, qu'on apprend à connaître lorsqu'on partage sa vie. Voilà ce qui captive Tandori. Les piafs n'ont ni plus ni moins de sens et de destin que les pauvres humains : ì Chacun est seul / à se lamenter sur une branche / et croit que les autres sont vernis " (1984).
Ces vers sont extraits de ì Corneilles et autres volatiles " qui donne son titre au choix de poèmes (le premier en français) qu'ont publié François Dominique et Andr·s Gyöngyösi (avec une belle postface de ce dernier). Tous les textes ne sont pas traversés d'oiseaux. Il y a la radio, la télé, les courses, une piscine vide, le lièvre de Beuys, la mort souvent, et la rue avec ses misères comme avec ses bonheurs de rencontre : ì et voilà que surgissent / les oiseaux dans la conversation, et / ce moineau aveugle qui vit désormais / chez nous ; notre amie se souvient de // tout ce qu'elle entend ; la fois d'après elle / demande gravement comment va / l'oiseau, comment vont nos oiseaux. Elle a / soixante-six ans. A perdu la vue / à l'âge de cinq ans. Imagine l'âge / des oiselets dont elle garde mémoire / précisément. Elle sait parler de tout / avec une telle précision, // allant d'emblée au cœur des choses " (1988).
Ressort de ces poèmes un sens aigu de la fragilité de la vie - l'inconsistance de l'air, la lourdeur du vent - qui est assurément la leçon que Tandori tire des oiseaux. Fragilité de l'écriture aussi : ì Rimbaud à tel ou tel âge / abandonna ; / et moi, je suis sur le point / de ne pas même commencer " (1996). Un passant en quelque sorte, comme on dit ì un passereau ". Le promeneur ornithopédique de Meens sait davantage où il va, mi-gratteur où ça fait mal. L'oiseleur Demarcq n'est souvent qu'un ciseleur d'artifices, un Vaucanson de la vocalise. En quoi me fascine le réalisme, disons : mondialeur intime, de Tandori.