Les échappées de Lucie Taïeb par Carole Darricarrère
Comment suggérer ce que « Les échappées », « ce carré de texte dessinant la surface lisse, immobile, paisible, d’une mare où jadis vagues et remous, un corps basculé (…) », exerce sur le lecteur, « noyade lente en matière » poétiquement addictive, lire comme l’on s’échappe ou remonter à l’envers, cependant que l’on s’enfonce dans la lecture comme en un miroir déformant et que plane un effet de drone, « Certaines attractions sont immédiates, elles ont la clarté, la nécessité franche de ce qui est : ce jour, cette lumière, cette fille, son odeur (…) » : ce livre, ce livre de bifurcations commises à l’encre sympathique n’échappant pas à la règle, aimante le converti.
Ni tout à fait roman mais récit et initiation au deep reading toutes affaires cessantes, « matin d’octobre, clair et métallique comme une plage du Nord », ni conte ni poème mais fracture de tout cela, leçon d’insubordination poétique à la logique, infraction philosophique, angle orwellien d’un ravissement durassien, Lucie Taïeb élève la métamorphose à hauteur d’une fable poélitique et renouvelle les genres en les déréalisant page à page, rebattant les contours et les dates, personnages autistiques désirables à l’infini, intrigue à la dérive, expérience de lecture aussi lisse que déconcertante, fascinant et concertant manuel de lâcher prise.
Sur le « territoire quadrillé de leur vie commune », au pays de Stern (« Stern la négatrice, complice irresponsable de ceux qui nous menacent »), point de héros est une héroïne new age, « elle n’a pas les yeux brillants, elle n’a pas d’espoir, elle ne porte aucune révolution sous le bras, (…) elle est placide », une onde immatérielle, une voix sur les ondes qui « lit des poèmes (et) dit : « Amies, amis. » : la femme serait-elle l’avenir de la poésie et la poésie le salut « qu’on se passe sous le manteau », cela y ressemble.
« Ce qui distingue la poésie de la parole machinale, c’est que la poésie justement nous réveille, nous secoue en plein milieu du mot. »*, et ce qui secoue l’ogre lecteur de fictions de prime abord ici le déroute, l’autre langue lénifiante débordant le cadre, insidieusement infuse relogée en ces lignes amenant le lecteur à lâcher en douceur ses crispations et ses repères : « fermez les yeux et pensez, au moment même où l’on appellera votre nom : ce n’est pas moi. »
Et la prose fait décoller la carré de la formule, par vagues rythmiques, pleines d’aplomb autant que de légèreté, des images fortes gorgées d’audace, filmées au ralenti au ras de la peau, dérapent sensuellement à la lecture, avant de signer dans le menu comme sur le fil du macadam ; entraînées par le courant, elles vortexent les oiseaux de malheur en cygnes et les corbeaux en colombes, ou l’inverse ; comme en un tour de passe-passe une voix (qui ressemble à s’y méprendre à celle de Lucie Taïeb), sort doucement de ses guillemets, (r)accompagne le serpent, bandeau de cuir sur les yeux, poudre de cendre sur la criée, equalize le son, rêve le cauchemar, fait de la fin lucidité, survivance et lumière alors que la peur, la haine et « le désir de détruire uni(ssen)t et rend(ent) fort(s) » les robots soumis de longue date.
Quand le monde a mal le poème a mal au monde et rédime cela, donne l’alerte, repoétise et répare, ainsi trouvée la bonne distance, en attestent Les (belles) échappées, qui tamisent ce qui dans la vue bat la chamade et happe le coquelicot.
Dans un monde de performance et de machines intuitives où le travail est une fin en soi, l’effondrement comme échappée, dramaturgie scénarisée ou chorégraphie, obsolescence programmée du don ouvrier de sa propre verticalité à la cadence collective, peut n’exister « que pour empêcher les désespérés de céder au désespoir ».
Une rythmique hélicoïdale marine et jaune ( ÉTÉ, AUTOMNE, HIVER, MAI ) met le couvert sur la nappe, installe le mystère, surgissent entre les rails d’un conte gourmand trois petits éros mâle et femelles, Oskar « yeux mi-clos ou grands ouverts – mais toujours par en-dessous », sa petite sœur, et Corinne comme « conil », rien n’est moins sûr, tant chacun de leurs « gestes n’est plus que l’image retardée, la réplique vide de ce qu’il était avant ». Et bien qu’Oskar soit un enfant unique, que « ce lieu n’existe pas », que « les gens que vous voyez, autour de vous, n’existent pas », qu’il ne soit « pas question ici de politique », que « zéro n’est pas rien », que « la forme de l’attaque défie la raison même », que bien des choses déjà aient disparu avec les dimanches, que tout soit filmé et sous contrôle, et que « le chemin défie toute logique », le lecteur y croit, libre de choisir, de filer sa propre fable, de discerner sa propre « fatigue perceptible, dans laquelle chacun se reconnaît », l’autonomie solidaire et l’émancipation pour seule issue. Et la voix Stern, « forme de lien indéfinissable », « porte une étoile invisible au creux de (s)a main » comme imagination et comme possible sur fond de menace.
Et cette voix subliminale, cet écho stellaire d’un temps heureux révolu, se fait l’écho de notre petite voix, seule vérité qui vaille, « ce langage symbolique qui parfois fait sourire », au même titre que le Poème.
Tomber sous le charme et disparaître, sous le sceau philosophe des éditions de l’Ogre, élégance compacte discrète et bien encrée, maillage de couverture ondulatoire, rêveurs rêvés indubitablement conquis, comme Lucie Taïeb nous sombre dans sa facture et commet « l’histoire la plus puissante » la moins réelle, le meurtre de la réalité binaire et linéaire, construit et efface autour d’un élan vital poétique.
« Tout récit conserve les traces d’un récit alternatif, souterrain, il faut s’y faire, et on ne saura jamais absolument démêler ce qui a eu lieu de ce qui pourrait avoir lieu. »
* Ossip Mandelstam