meta donna de Suzanne Doppelt par Lionel Bourg
Un sort fut jeté.
Inoculé plutôt, véhiculé par le sang dont les battements se propagent dans les artères, les veines, l’araignée qui, l’été, partage ainsi son venin avec ses victimes, suspendant sa toile au cadran solaire du moindre village afin d’attendre patiemment l’heure propice à ses morsures mélancoliques.
L’on est à la fin du mois de juin. En Italie. Près de Tarente et, tandis que les gens somnolent, ou s’engourdissent, et meurent, quelques matrones et des vieillards rescapés des précédentes canicules esquissent les premiers pas d’une ronde propre à la folie des corps comme à celle des âmes incendiées. L’ordre du monde en dépend. Il faut sauter, bondir, trépigner, agiter ses bras et provoquer le ciel, s’adonner à toutes les extravagances rituelles interdites par la religion, car si le soleil tue, si les gens se masquent et se métamorphosent, l’essentiel pour eux, pauvres, désorientés, reste l’accès aux ombres tranquilles qu’ils iront bénir d’église en chapelle en se frappant la poitrine après avoir subi l’assaut d’insanes convulsions.
L’écriture obéit à la même nécessité. Chanter, se tordre dans la fournaise de quelques mots, la désirer, cette Bête, qui tétanise, anesthésie quiconque s’offre à son étreinte, s’abîmer, s’égarer par les tourbillons d’une phrase qui ne devrait finir, tam-tam aux tempes, bruit des tambours au beau milieu du ventre, on ne saurait se soustraire à l’épreuve du verbe puisque « tout bouge et se balance un peu », si bien que « tu te vois pendu en l’air la tête en bas et les pieds au plafond, un plafond riche plein d’archipels et de péninsules, jamais au même endroit d’ailleurs ».
Escarpolette, machine d’ivresse ou de vertige, fil où vacillent les funambules et, montant, descendant comme à l’extrémité d’une sangle élastique, gigotent des acrobates ou de timides candidats au suicide, les proies de l’araignée fatale, sans voix maintenant, dépourvues de lexique, n’entretiennent d’espérance que sur la table rase où la lumière du jour piège en son labyrinthe la plupart de nos songes.
Nous sommes au Sud.
Des dieux incompréhensibles prolongent rêves et cauchemars entre les bras d’un Christ mal dégrossi de son chamanisme.
Des « fruits étranges », et l’on entend alors Billie Holiday, voilée, déchirante, noircissent aux branches des chênes cependant qu’un vol de chauves-souris froisse l’horizon qui s’embrase. Il faut danser, danser encore, « battre le sol de plus en plus fort à la mesure des courants les sauts et les non sauts, il faut la regarder la somnambule du Sud son ballet mécanique du dehors d’une fenêtre grande ouverte avec philosophie, son numéro se fait sur la poussière des morts et de tous les absents, emportée par l’action et blanche comme un linge jusqu’au vertige et jusqu’à l’oubli elle retombe un pauvre chiffon ».
Il existe nombre d’études consacrées aux formes qu’adopte la catharsis. Rapports d’ethnologues, analyses comparatives des traditions et des pensées qui structurent l’ordre magique, la souffrance, la possession que des milliers de pages codifient ne se réduisent pourtant pas aux symptômes sociaux disséqués par la science ou la psychanalyse. Suzanne Doppelt, qui ne prétend pas s’inscrire dans cette généalogie de spécialistes, voit, ressent, exprime les choses d’une tout autre manière. Sans l’imiter, sans en mimer la gestuelle, son livre, bref, plus dense et charnel qu’une minutieuse approche territoriale, assume la transgression qu’elle ne cherche pas à mettre en scène mais, œuvre littéraire, exclusivement littéraire, suscite à frais revisités la littérature, laquelle ne se sépare plus ici de la parole ou de l’usage insomniaque d’une syntaxe dépourvue d’artifices. Pacte ancien, l’unité sensible se refonde. Écrire intervient à nouveau dans le champ toujours vaguement hasardeux du destin.
C’est dire qu’il en va d’une prose mouvante, spasmodique sitôt que le rythme l’exige, langoureuse au gré des charmes qu’elle déploie, séductrice autant qu’inquiétante, l’araignée, la femme et ses lèvres, sa langue, s’illuminant en une espèce d’amour fou sans accord avec les petits arrangements qui scellent de médiocres pouvoirs masculins. L’envoûtement opère. La clarté, l’aube se lèvent. Leur ingénuité tient du poème, des allusions discrètes à Baudelaire et à Victor Hugo, à Pavese, à des chants enfouis dans la mémoire mutilée dont la douleur persiste en dépit des baumes, des pansements.
Tarentelle…
Tarantula… Dylan avait, sous ce titre, publié un drôle d’ouvrage. Illisible. Provocateur. Désespéré peut-être.
L’enjeu demeure semblable.
Jouer, parier contre la mort. S’étourdir, se cracher tout entier ou se vomir dans un fossé, baver, suer sang et eau tandis que des musiciens s’époumonent, substituer je ne sais quel onguent aux simples traditionnels, herbes, drogues, graines, fleurs, champignons, plantes hallucinogènes, parler, murmurer, crier, tracer ligne après ligne enfin, accumuler des métaphores, des adjectifs, des substantifs et des lambeaux d’orchidées en flammes, broder, abolir le chagrin et, sur le sol même, bâtir de rien un monde inexorable, serait-il inéluctablement promis à la prochaine morsure du temps.