Marcel Proust de Roland Barthes, mélanges par Lionel Bourg
Comme beaucoup d’écrivains ou de lecteurs, Roland Barthes, sa vie durant, fut hanté, intoxiqué, c’est son mot, par l’œuvre de Marcel Proust, l’affection admirative et peut-être amoureuse qu’il éprouve pour celui-ci, le désir un peu jaloux sans doute qu’il ressent à lire la Recherche comme à regarder certain portrait de Proust à quinze ans, et ses atermoiements, ses contradictions au fil d’une fréquentation jamais démentie, prêtant consistance à un être singulier qui serait Marcel, uniquement Marcel, l’incarnation presque mythique du personnage se déclinerait-elle en plusieurs occurrences : le Narrateur, l’auteur, l’homme, le fils, l’amant ou l’espèce de forcené qui, inversant l’ordre mondain, s’endort lorsque chacun s’éveille et se lève à l’heure où le commun des mortels va se coucher.
Écrire sur Proust n’est pas vivre avec lui. Ne pouvant s’interdire ou, d’un coup de plume, censurer le commerce comme intime qu’il entretint avec le fantôme du Ritz, Barthes n’aura su ni voulu composer l’ouvrage dont il rêva longtemps et dont témoignent ici les différents textes rassemblés par Bernard Comment : un article destiné à la Quinzaine littéraire, quelques remarques, Proust et les noms, dans un livre collectif en l’honneur de Roman Jakobson, une conférence, la transcription de propos échangés avec divers interlocuteurs lors d’une émission de radio de Jean Montalbetti sur France Culture, une « idée de recherche », la préface, inachevée, commandée par Le Livre de Poche en 1978, des préparations et des fragments de cours ou de séminaires, pages on ne peut plus pertinentes que complètent l’examen d’un fonds d’archives photographiques « mal connu » et une sélection de fiches manuscrites, ces deux dernières partitions, très précieuses, très révélatrices aussi des interrogations de Roland Barthes, n’étant heureusement pas présentes pour faire « bonne mesure ».
Une obsession domine. Chercher, découvrir, mettre à nu l’année, le jour, la minute où « ça prend », la mayonnaise, alors, « montant » au moindre apport de l’huile qui lui est nécessaire (d’où les paperoles, les ajouts marginaux, les additions, les « blocs » tracés « au galop » qu’il faut inclure à la matière déjà compacte des phrases), les tentatives antérieures (Jean Santeuil, Contre Sainte-Beuve, Les Plaisirs et les Jours…), décevantes, avortées ou abandonnées en chemin, ne correspondant pas à un quelconque piétinement prometteur avant l’envol mais à des impasses dont il s’agissait de sortir. À cet égard, si Barthes, pas moins perspicace que de nombreux commentateurs, pointe le rôle déterminant des noms propres, il insiste davantage encore sur l’importance du changement d’optique relatif aux proportions du chantier d’écriture, la mort de la mère quant à elle (il évoque la sienne, « mam »…), influençant le choix de ne plus suivre le côté de l’essai, ne plus épouser celui du récit, le « roman » naissant de cette brusque délivrance. C’est au demeurant la leçon qu’il entend faire sienne : muter, innover, changer de registre et d’écriture (pas de « style », qui n’est qu’un costume plus ou moins bien coupé), laquelle consiste à s’engager plus profondément dans l’expérience vécue du langage.
Les plus beaux, les plus émouvants et, cela ne se sépare donc pas, les plus lumineux mouvements de ces « mélanges », structurent la conférence du 19 octobre 1978 donnée au Collège de France. Judicieusement intitulée « Longtemps je me suis couché de bonne heure », Barthes avertit ses auditeurs qu’il ne leur propose pas une conférence « sur Proust » mais une causerie qui « sera, si vous voulez bien : Proust et moi. » Il s’en explique aussitôt : « Je voudrais suggérer que, paradoxalement, la prétention tombe à partir du moment où c’est moi qui parle, et non quelque témoin : car, en disposant sur une même ligne Proust et moi-même, je ne signifie nullement que je me compare à ce grand écrivain, mais, d’une manière tout à fait différente, que je m’identifie à lui : confusion de pratique, non de valeur. » Développant sa thèse, Barthes montre par la suite que si les lecteurs s’identifient souvent à un héros fictif, celui qui « veut lui-même écrire une œuvre » pénètre puis campe sous la peau de l’auteur du bouquin qu’il est en train de décortiquer. Au fond, un écrivain ne lit vraiment que par désir d’écrire. Ce pourquoi il privilégie les poètes ou les romanciers qui, Proust au premier rang, expriment sans fard ce désir même.
Barthes ne sait s’il sera possible de cataloguer l’œuvre qui le tenaille, dont il « attend qu’elle rompe avec la nature uniformément intellectuelle de [ses] écrits passés » et qui, serait-elle utopique (« je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies »), refuse l’étude minutieuse d’un « produit » afin de promouvoir une « production » irréductible aux éléments répétitifs (« Non, Sisyphe n’est pas heureux ») de tout « discours sur le discours », toute généralité. Ligne de crête, rupture d’équilibre, vacillement capable du pire dès que, minées, sapées à leur base, cèdent les digues et les chevaux de frise hérissés de concepts, l’entreprise, qui ne va pas sans risques, n’est en rien solidaire du prêche en vogue à l’Université mais exige la déferlante d’une révolution intérieure. « Moments de vérité », qu’ils soient ceux de la mort du vieux prince Bolkonski dans Guerre et paix de Tolstoï, ceux d’une « pauvre tête qui balance sous les coups de peigne de Françoise » quand meurt la grand-mère du Narrateur, ces instants décisifs font que « la littérature coïncide avec un arrachement émotif », cri, « pathos, au sens simple, non péjoratif, du terme », lequel se tient « du côté de l’amour » ou de la pitié telle que la comprenait Jean-Jacques Rousseau. La mort attend. Proche. Inévitable. On ne trichera, ne jouera plus avec ses images, la faux, les suaires, les squelettes. Demain a commencé. Hier s’estompe. Au terme de la conférence, les mots se chargent d’une densité tout à fait bouleversante : « Peut-être est-ce finalement au cœur de cette subjectivité, de cette intimité même dont je vous ai entretenus, peut-être est-ce à la cime de mon particulier que je suis scientifique sans le savoir, tourné confusément vers cette Scienza Nuova dont parlait Vico : ne devra-t-elle pas exprimer à la fois la brillance et la souffrance du monde, ce qui, en lui, me séduit et m’indigne ? »