Le présent du présent d’Alexis Pelletier par Lionel Bourg
Placer une voix…
dans un mot
dans un moment
[…]
là où presque dans l’indifférence
quelque chose vient
qui tient comme par l’extrémité du son
et du silence par exemple
dans la fin de l’après-midi
Le livre s’ouvre ainsi. Que, sans attendre, il flotte à la surface du « rien » dont se repaît parfois la littérature, creusant, forant les trous par où « une masse très dense / de sensations ou de souvenirs / de visages ou de corps » respirent, n’entrave pas un questionnement :
on dit qu’il n’y a rien
mais ce n’est pas vrai
qui ne cessera plus.
Qu’en est-il ?
Ce rien, voire, en lui, la condensation des moindres instants, sautes du vent, aveux chuchotés au bord de l’eau, nuages qui se dispersent dans les couleurs fanées d’une photographie, ne froissent tout au plus qu’un pan d’indécise clarté, laquelle affleure ou, de musique en musique, Lully, Haydn, Berlioz, ordonne au gré des phrases le chaos, l’orchestre et l’harmonise parmi les choses demeurées en souffrance quand l’aube s’est dissipée. Éclats d’amour, tendresse, douleur latente, ce qui subsiste n’a consistance que des verbes ou des liens qui retiennent le monde, « le petit bruit dans la langue » (Alexis Pelletier s’est-il souvenu du « bruit de la pluie dans la langue » dont parla Bonnefoy ? pluie qui, plus loin, dans la dernière partie de l’ouvrage, crépitera comme un feu à la vitre du poème), rappelant la candeur des jeunes années :
C’est comme si toute l’enfance
Entrait dans mon corps
résume-t-il, l’échec mettrait-il un terme à chaque tentative.
Et pourtant… Les mots, les corps ne se distinguent plus. Chanter, gémir, psalmodier, réciter des quatrains jadis appris à l’école appartiennent à un même registre, et si l’innocence, la pureté, la crudité des termes les plus familiers, les alexandrins de Marbeuf :
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
de Ronsard ou de Heredia se brisent contre le miroir déformant du temps, pas une miette ne sera perdue de l’espérance qu’il faut désormais opposer au « tout-à-l’ego » d’une société dirigée par des « zouaves ». Banquiers, agents de change, gourous du fonds monétaire international ou des Nations Unies, flics, gardiens des temples officiels et de leurs succursales, politiciens, influenceurs, pas un petit soldat ne manque à l’appel du pouvoir, nos strophes infirmes, les lignes estropiées que nous enregistrons dans des « clouds » ou des mémoires incluses au cœur du pergélisol informatique, la communauté humaine dont nous rêvons et, luxueuse, indigente à la fois, la poésie qui l’anticipe, ne donnant rendez-vous à nos ombres que pour courir « une chance plus vaste que le monde lui-même. »
Refus, acceptation, le premier devenant « part prégnante de la seconde », Alexis Pelletier, face à l’horreur contemporaine, ne désarme ni ne surestime nos capacités de résistance. C’est donc de dialectique qu’il va s’agir. De noces comme d’insoumission, d’espoir et d’incitation au partage, si bien qu’à force de répéter : « il faut que tu me suives », paroles que l’on entend avec le trouble des amants, « viens ! », « viens ! », le poète qui se sait démuni, mais il écoute Gershwin, Beethoven, un blues, une rengaine, raccommode l’étoffe du chant :
c’est vrai que c’est une sorte de chant
du monde que je voulais t’offrir
avec ce qu’il y a de plus constant
les différents degrés d’éclaircissement
de la lumière vue depuis la fenêtre
au matin
La révolte n’en exige pas moins la fin de ses aveuglements. Conscience, désormais, pas plus bonne que mauvaise, elle ne saurait oublier ses élans, le « présent du présent », lequel échappe aux méditations empreintes de religiosité (la « présence », l’épiphanie…), se soustrayant à cet univers « qui ne convient pas » et que l’on doit nourrir, fragments, bouts de poèmes, tout un rythme peut-être, qui ne sera ni simple mélodie ni syncope mais succession d’échos intégrant l’une et l’autre. Vers bancals, prosodie qui claudique entre les blancs du discours ou de la page, acte et théorie également critiques, rhapsodies, épithalames, Marx, Hugo, Tzara, Guillevic, Bourdieu, Char, Adorno, Guillaume Apollinaire, il reste à « faire face », balancer des mots afin que cela saigne, brailler, supplier, demander, murmurer : « je t’aime », « est-ce que tu m’aimes ? », répudier la bulle et le refuge, les tours d’ivoire, brûler, désirer, naître et mourir, caresser un sein, le tenir dans sa paume et, ils sont fragiles, désuets, un peu ridicules sans doute, nos serments, recueillir les caillots de larmes qui, depuis si longtemps, s’amoncelaient dans la lumière.
Par-delà les épreuves, les deuils, les hésitations et cette façon tâtonnante d’aller à la rencontre d’un « besoin de dire / qui n’a d’autre attente / que ce besoin lui-même », Alexis Pelletier aura composé une espèce d’épitre qui n’interroge pas seulement le langage mais détermine, de manière dialectique, je le répète parce que c’est fondamental, un rapport au monde capable d’en réfuter l’arrogance. Construit sur lui, contre lui, sa nuit et son froid, ses iniquités et les frêles beautés qu’il n’a pas pu détruire, avec, « rançon de la modernité »,
les gens qui font la manche
à Paris ou ailleurs
dans toutes les grandes villes chaque fois
plus nombreux et l’égoïsme des pays riches
principalement le nôtre
petits français moyens et ce n’est pas supportable
cet étonnant procès-verbal, lyrique, oui, s’achève sur la promesse d’une romance à nouveau possible, chanson, ritournelle, complainte du mal aimé ou d’un amoureux fou que l’on accompagnera partout s’il nous invite encore à le suivre.