Un promeneur solitaire dans la foule d’Antonio Muñoz Molina par Lionel Bourg
Si, depuis Baudelaire, le cœur des mortels ne s’est guère modifié, le monde a subi maintes métamorphoses, les caprices de l’imagination comme la souffrance, la douleur et la mélancolie que tout piéton serre dans ses poches ne s’harmonisant plus, à Paris, à Madrid ou ailleurs, avec la beauté quelquefois effroyable que nombre de poètes débusquaient à plaisir dans les plis du hasard objectif.
Poubelle de cris, de bruits assourdissants ou de voix qui dégoulinent des prothèses électroniques branchées aux oreilles et aux lèvres des passants, dépotoir d’affiches, de néons, d’écrans, de slogans, de journaux gratuits, de canettes de boissons gazeuses qu’aucun gamin ne propulse plus dans une bouche d’égout en saluant le ciel comme s’il venait de marquer un but digne de Diego Maradona, décharge d’admonestations publicitaires, de cartons d’emballages ou de sacs en plastique flottant pareils à des méduses dans les caniveaux, cimetière de prospectus, de brochures d’agences de voyages et de vignettes autocollantes louant les charmes d’une call-girl ou l’excellence divinatoire d’un mage africain, bouillie d’hormones, espace irrespirable où des ménagères aux joues de porcelaine, des jeunes filles et des pères de famille soucieux de leur apparence galopent équipés de capteurs au milieu d’une troupe de mendiants et de nécessiteux obèses, la rue qui, jadis, s’ouvrait au vent de l’éventuel, n’accueille désormais qu’avec parcimonie d’incertaines merveilles. Lisbonne ou Londres, Singapour, Moscou, Los Angeles, Barcelone, Rio, Berlin, Milan, les avenues des métropoles s’uniformisent et, saturées de conversations absurdes, livrées à la violence endémique des marchandises comme à la solitude grégaire, réclament désespérément le poème que seul saurait écrire on ne sait quel aède nourri de Günther Anders ou de Raoul Vaneigem.
Le livre d’Antonio Muñoz Molina répond aux exigences d’une telle célébration. Mieux, il en structure les strophes, collant, juxtaposant les lieux et les instants dans la présence d’indéfectibles prédécesseurs, Whitman, Pessoa, Edgar Allan Poe, Baudelaire évidemment, et Walter Benjamin, Dickens, Virginia Woolf, Melville, Emily Dickinson, Stevenson, Thomas De Quincey, figures majeures de la dérive sentimentale ou de l’errance urbaine auxquelles se joignent un singulier photographe, Miroslav Tichý, mi clochard, mi dissident, des musiciens de jazz et, les pages en sont transfigurées, l’épouse de l’auteur, le kaléidoscope mental du promeneur en exil à Montmartre ou dans le Bronx déployant le blason de sa compagne au sein de la clarté de tendres souvenirs.
Stratifié, construit au rythme de paragraphes qu’introduit une courte phrase puisée dans les rebuts qu’il amasse (Muñoz Molina part à la rencontre de l’improbable sans autre équipement qu’un téléphone-enregistreur, des cahiers et des crayons, un ordinateur portatif et une paire de ciseaux…), bousculé, harcelé par l’indigence du langage partout avili, l’ouvrage progresse non sans broncher, les bonds, les retours en arrière et le ressassement d’obsessions fondatrices tenant à distance « l’angoisse qui s’insinue ». Le soir, après les kilomètres parcourus, l’insomnie offre au narrateur « des cryptes et des chambres insonorisées, des lacs souterrains d’eau lisse et limpide illuminée par la phosphorescence qui émane d’organismes microscopiques ». C’est l’heure de la mise au net, de la tâche « stimulante et bénéfique » de l’écrivain qui nage dans les eaux du silence, là où, sur le papier, s’édifient « des continents, des falaises de glace, des archipels, des villes dotées de belvédères, de galeries et de coupoles dorées semblables à celles que voyait De Quincey dans ses rêves d’opium, qui ensuite se déforment et se délaient sans laisser de traces dans le bleu vide ».
Puisque personne ne pourra plus s’exprimer qu’en recourant aux matériaux de seconde ou de millième main, le lecteur éprouve vite l’impression de participer à la rédaction des chants successifs, d’en être l’unique dépositaire, plongé qu’il est au cœur de la matière lexicale d’une prose dont le flux, fragmenté, étoilé, dispersé aux quatre coins de la planète, n’a trêve de l’entraîner dans le pressentiment de son delta ou de son estuaire. En fait, nul ne rattrapera les dés lancés sur la piste : plus le monde réduit ses habitants au statut d’objets interchangeables, plus il sacralise leur inanité tout en portant sur les fonts baptismaux du marché l’universelle classe moyenne dont il attend l’émergence, et plus l’enfer s’accroît, plus les containers d’ordures morales et intellectuelles se remplissent, les centaines de « grands frères » opérationnels du haut en bas de l’échelle, qui haranguent chaque individu à la deuxième personne du singulier, tu, tu, tu, tu es le plus beau, la plus désirable, le plus intelligent, le plus fort, promouvant un absolu à portée du moindre employé de bureau quand l’absolu réel, celui des cartes de crédit, des smartphones et des bulles financières, se dématérialise petit à petit dans le néant des vies laissées pour compte.
Le livre se referme sur un vol de New-York à Madrid.
Des mots, encore, griffent ou caressent les feuilles du cahier en cours, l’ensemble dont on dispose, d’une rare puissance évocatrice, ne constituant sans doute qu’une part de l’odyssée du poète. Je dis, j’écris « poète », parlant d’un romancier peut-être en course pour le prix Nobel, dans la mesure où l’entreprise qui fut la sienne excédait la trame habituelle des propositions romanesques. Il arrive ainsi un moment où la littérature bascule. Plus incisive, plus pénétrante que les discours sociologiques, moins artificielle que ses produits manufacturés, elle doit quitter son lit, entrer en crue, renverser les obstacles qui barrent son passage. On le comprendra, je ne puis tout traduire, tout montrer de ce « roman » (je suppose que la mention sur la couverture a pour but de ne pas démoraliser le lectorat potentiel), ce roman, donc, qui n’en annonce pas moins la couleur : « les mots [étant] utilisés, maniés, empoisonnés par des déchets toxiques comme la viande des animaux marins par les déversements chimiques, les antibiotiques et les antidépresseurs que les gens expulsent dans leur urine ou jettent tout simplement aux toilettes », son rôle, et son action, sa vérité, relèvent bien du poème.