Proëlla d’Erwann Rougé par Lionel Bourg

Les Parutions

11 août
2020

Proëlla d’Erwann Rougé par Lionel Bourg

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Proëlla d’Erwann Rougé

Proëlla…

   Le titre ne disant rien à qui n’est pas originaire de Bretagne, et encore, Erwann Rougé l’explique à l’orée de son livre : « Dans le rite religieux ouessantin de la proëlla, le corps du marin disparu en mer est symbolisé par des petites croix de cire (proëlla) veillées au domicile du défunt, ensuite portées à l’église et transférées au cimetière. »

   Païenne autant que catholique, mais c’est monnaie courante, la tradition peut prendre diverses formes, les jardins des morts de la côte armoricaine n’en abritant qu’avec plus de piété les tombes vides dédiées au souvenir des « péris en mer ». Dévotion troublante, mémoire de qui « ne sera jamais poussière », les proches des trépassés, parents ou camarades, jeunes épousées qui cachent leurs yeux rougis sous un voile, n’auront pour exprimer leur deuil que cette éternité vacante au fond des trous creusés dans la terre.  

   Sans nom, sans épaule, une victime se tient là. Comme les marins, Erwann Rougé sait

 

que le mort remonte une fois à la surface
relâche les souillures les merveilles
d’homme avant de couler à pic
ou d’avoir toute la largeur de mer pour le porter

 

si bien que « la spirale noire de l’eau » l’emporte et qu’il « n’y a pas d’autre drap pour dormir » lorsque, d’avoir trop crié, « le corps le sang n’ont plus de bruit ». Loin des images qui jaunissent dans les albums de voyage ou sur les cartes postales, pas une ombre, pas une chapelle ou un calvaire couleur sépia n’incite dans ces pages à la compassion touristique, le drame, la tragédie, les pleurs inextinguibles qui se mêlent au sillage des bateaux n’étant pas plus à vendre que les dépouilles des migrants pourtant dix fois vendues.

   Le poème, s’il n’oublie les pêcheurs d’Ouessant, n’évoquera d’ailleurs plus que ces naufragés dont les cadavres flottent à la surface de la Manche ou de la Méditerranée, qui plongent, s’enfoncent, disparaissent en silence ou errent parmi des syllabes à peine articulées, « aucune parole », Erwann Rougé en a douloureusement conscience, « ne [pouvant] les sauver ».

   Inutile de feindre, inutile de recourir aux subterfuges de la rhétorique, la mort seule va désormais murmurer. C’est elle qui

 

pousse plus loin la ligne des algues
ce qui reste de débris plumes os
la part de soi promise à la fièvre
impitoyable des corbeaux

 

elle qui « coupe la limpidité du vent » et dit : « viens allons de ce côté / là où la vie ne fait plus mal ».

   Les phrases, pourtant, ne brûleront rien.

   Elles abandonneront un peu de sel à nos lèvres. Se souviendront des cités en ruines quelque part en Syrie, du sable au bout des doigts, d’une paire d’ailes froissées sur un linge blanc.

   Or, les questions demeurent : quelle sépulture choisir ? Quel destin accepter ? Et quel amour ? Quelle sterne devait-on serrer contre soi, qui ne fût ni captive ni blessée ?

   Erwann Rougé fait preuve ici d’une vraie pudeur.

   Dédaignant la corde sensible, ne manifestant pas une once d’opportunisme émotionnel, il tourne résolument le dos au choc du reportage, les croix de cire que ses mots déposent sur la plage entre un peu de varech et des figuiers de Barbarie, ces mots limpides :

 

sous le pont les yeux ont mal à la neige
…/…
on ne renverse pas un caillou

 

tremblent tandis que la « lumière revient sur elle-même » :

 

tout est sur le bord
de ce vacillement
entre l’oubli et l’immense

 

 

   La conclusion, s’il en est une, sera sans appel : quand le poète se tait, l’on comprend que sa prière exclut l’or et l’encens des églises.

   Quant au reste – les paupières closes, la boue sur les écorchures, les « nuages fous », la pluie, « l’oreille collée à l’herbe humide », « l’éclair d’un oiseau dans le cerveau », les orties, les ossements qui « attendent que le cri revienne », la « chair sale » et les voix perdues dans la mer… –, nous n’avons pour lui que des larmes.

 

 

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