Arts premiers de Pierre Bergounioux par Lionel Bourg
Le lieu n’importe guère. Salle à manger d’une parente revêche, grenier, cave, chambre, école ou terrain vague, on se heurte inévitablement un jour à la présence de quelque objet, maquette de voilier, figure énigmatique, méchant caillou parfois qui, suspendant le temps au bord d’un gouffre que l’on soupçonnait sans jamais être capable d’en discerner la profondeur, interroge le gamin que l’on est encore ou, soudain, le bouleverse, le subjugue. Ce sont des schistes empreints d’arborescences, des grès, des granits, les marches polies par l’usage d’une volée d’escaliers truffés de petites huîtres fossiles, un silex taillé montré par l’instituteur en charge de garnements qui ne se contentent déjà plus de jouer aux gendarmes et aux voleurs, le squelette d’un oiseau, voire, dans le Larousse familial, la reproduction d’une peinture dont l’auteur, Courbet disons, Dürer, Modigliani, Rembrandt, on ignore quel ancêtre du paléolithique peut-être, ne dit rien à personne autour de soi si ce n’est que les choses diffèrent désormais de la réalité dont elles avaient été l’immuable modèle.
On serait resté sur sa faim si la rencontre n’avait troublé l’image que l’on se faisait du monde et si, ne croyant plus vraiment aux discours d’aînés entravés par les chaînes mentales reçues en héritage d’un père ou d’une mère eux-mêmes pris au piège de rapports sociaux en voie de métamorphose, la nécessité de comprendre de quoi il retournait, puis de se situer, d’envisager une manière d’avenir n’avait conduit les plus curieux à chercher dans les livres de la bibliothèque municipale d’abord, auprès de certaines personnes ensuite, érudits locaux, maîtres en blouse grise, curés instruits dans la science balbutiante de la préhistoire ou, ils collectionnaient des minéraux, des insectes, des saxifrages, les différentes spécialités des vieilles « leçons de choses », la clé de ce qui demeurerait à jamais à leurs yeux le réel et les capricieux éléments de leurs songes. Grands, ils sauraient. Ils auraient, loin des grisailles inaugurales, déniché les ouvrages de Ricardo, de Marx et de Lautréamont, de Darwin ou de Faulkner qui avaient manqué à l’appel, croisé les chemins d’artistes marginaux, d’anarchistes, de poètes qu’un amateur de fée verte avait déclarés « maudits », de révolutionnaires exilés et d’écrivains en proie à cette beauté bifide, radieuse tantôt, tantôt convulsive, qu’avait longtemps dissimulée l’esthétique bourgeoise. La découverte des « arts premiers » (« pas trace de fétiches rebelles aux canons anatomiques, nus sans vergogne, dégoulinant d’huile de palme mêlée de suie et de sang sacrificiel dans les salons victoriens ou dans ceux du second Empire ou de la jeune troisième République »), s’inscrit dans cette trajectoire : « Picasso emprunte ouvertement les visages de ses Demoiselles d’Avignon à la statuaire mahongwe. Un masque punu, du Gabon, également, transparaît sous un portrait de Madame Matisse. […] Une photographie du galetas d’Apollinaire révèle, sur une étagère ou accrochés à un clou, des statuettes teke, yombe, une tête kuyu aux joues scarifiées, un luth punu, un tiki. »
Une fois de plus, Pierre Bergounioux débroussaille le sombre maquis d’où sa génération dut s’affranchir. On connaît l’imperturbable matérialisme de sa démarche mais, s’il écrit le scalpel ou la serpe à la main, sa langue, aussi précise que scrupuleuse, assume avec une même rigueur la sensibilité toujours neuve de l’adolescent inquiet que l’on devine sous chaque mot. Grave, prompt à s’enflammer au contact des multiples sphinx inquisiteurs qu’il se doit d’affronter, il ne pliera pas l’échine. Une touche, une intonation suffisent. Rappelant l’étonnante confluence des pensées de Freud et d’Albert Einstein, du Lénine de L’impérialisme, stade ultime du capitalisme, et des inventeurs d’une modernité sortie pantelante de la première guerre mondiale, il n’a trêve de maintenir l’intelligence dialectique à hauteur d’une sensibilité qui ne concède rien de ses prérogatives aux diktats du capital, de sorte que l’acuité dont elle tremble, frémissante au moindre souffle, appartient indéfectiblement à l’enfance qui, dix, vingt, trente, cinquante années avant la rédaction de tant d’ouvrages, lui avait fixé rendez-vous. Un masque avait été déterminant. Il ornait la couverture d’un livre de la Toison d’or, trônait « dans l’anfractuosité du buffet deux corps » d’« une amie de sa grand-mère maternelle, une « folle » précise Pierre, provoquant le bonheur et la brusque respiration sur le champ ressentis, « les premiers, sans doute, que l’intrusion du grand dehors, du vaste monde, du vrai, [lui] aient dispensé. » La conclusion résume tout : « Freud nous a appris que l’âge adulte ne sert à rien, qu’à exaucer les désirs irréalisés de l’enfant qu’il était. C’est lui qui, du fond du temps, m’a retenu par le bras, poussé dans le dos le jour, vingt-cinq ans plus tard, où j’ai passé devant une boutique d’art africain, à Marseille ; au centre, il y avait le masque de la Toison d’or, kpelie, qui m’attendait. »