Paris, Seine de Léon-Paul Fargue par Lionel Bourg

Les Parutions

30 juin
2022

Paris, Seine de Léon-Paul Fargue par Lionel Bourg

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Paris, Seine de Léon-Paul Fargue

     Initialement destinées à paraître en 1947, les pages de Paris, Seine, qu’Albert Marquet devait accompagner d’une bonne cinquantaine de lithographies, ne furent jamais publiées, si bien qu’elles naissent ou renaissent aujourd’hui avec la singulière verdeur testamentaire d’un bilan plus primesautier que mélancolique, Léon-Paul Fargue, que la faucheuse talonnait, n’étant revenu sur ses pas de piéton nonchalant que pour mieux noter les sautes de vent comme d’humeur qui l’avaient si souvent invité à la promenade.

       Paris, donc. Et la Seine. Pôles indéfectibles que le poète ne cessa d’investir, et de chanter, d’explorer, comme si, perpétuellement aimanté par les différents points cardinaux de la capitale, sans trêve convié à suivre le cours du fleuve d’un pont à l’autre et, sur les quais, rive droite, rive gauche, déambuler à portée de flammes des bûchers médiévaux ou des boîtes presque funéraires des bouquinistes, le charme de la ville devait s’offrir à qui se balade ainsi, une fleur du Jardin des Tuileries à la boutonnière. Au reste, lire Fargue, c’est tout à la fois franchir les haies d’une invraisemblable course d’obstacles, marcher, danser sur la corde que le funambule lança d’une tour de Notre-Dame à la Chapelle de la Sorbonne, flâner, musarder, courir, héler un taxi, boire un café-crème ou un verre de vin blanc à la terrasse de quelque bistrot, rêvasser, savourer le jargon de François Villon, la langue de Racine et l’argot des métiers interlopes, rallumer son mégot, s’asseoir sur un banc et, monarque du trottoir, contempler la ruée des véhicules dont les plus fougueux hennissent comme des chevaux sauvages tandis que d’étranges créatures motorisées vont et viennent à la vitesse pachydermique des transports en commun.

        Acrobate du verbe, prestidigitateur capable de faire apparaître dans la moindre phrase les lapins et les colombes du dictionnaire, grammairien de haute lignée, Fargue a peu de rivaux susceptibles de lui tenir tête, sa prose, sa poésie, la prodigieuse invention dont il détient le secret ne se montrant guère par les rues de notre littérature. On le retrouve avec plaisir. Les foulards cascadent, noués à des rubans multicolores, des bouquets de violettes sortent de son chapeau, des animaux savants se travestissent en académiciens et si, au passage, on a l’impression d’avoir lu déjà tel ou tel paragraphe, sans doute doit-on pareil sentiment à l’usage fréquent que l’incurable piéton de Belleville ou du Quartier Latin  fit de la paire de ciseaux et de la colle : écrire relève aussi du bricolage.

       Dès lors, le lecteur revisite l’imaginaire d’un auteur toujours gourmand de la réalité, les dessins de Philippe Hélénon, croquis, esquisses indubitablement exécutées sur le vif,  l’escortant avec l’exactitude rêveuse qu’exige cette pérégrination. Fargue, on le sait, n’a pas d’égal quand il s’agit d’accumuler les sensations, les choses vues ou les détails qui échappent aux tristes aveugles que nous sommes peu ou prou. Un exemple : « Batignolles, Gare Montparnasse, Châtelet, École des Mines, Buttes-Chaumont, place Chopin, quai de la Râpée, Jardin des Plantes, boulevard Henri IV, cimetière Montmartre, gargouilles de Notre-Dame, ponts et berges, pêcheurs et reflets, parc Monceau où dansent des chœurs de fantômes-jeunes-filles, lustre de la Tour Eiffel, embarcations, sémaphores, guérites, rue Barbet-de-Jouy, hôtels lymphatiques, doucereux, traînant la jambe, de la Roquette ou de la place Maubert, usines, grands magasins, entrepôts, garages, et toutes ces merveilles qui dorment avec les songes veloutés des poètes morts ou à venir… nous y avons partout des réserves de satisfactions et d’attendrissements. »
Le vertige commence.
La bamboche lexicale envahit la syntaxe, le ciel, les immeubles, la grisaille ou le vert bleuissant des eaux qui pensent à la mer.

       Cela n’aurait de fin. Ni les péniches, ni les soleils fourbus, ni les marchands de liqueurs, ni les chanteuses de cabaret, ni les malfrats, ni les chiffons essuyant les taches sur le comptoir où l’on refait le monde. La camarde s’en mêla, en 1947 justement, le 24 novembre, mettant un terme à la moisson. Deux ou trois jours avant de mourir, Fargue, qui aimait les clowns désabusés, confia à Claudine Chonez : « Les choses ont commencé à me blesser très tôt. Je n’ai jamais pu m’adapter à l’existence ». La fête n’est souvent que la parure de la désespérance.

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