Les Nuages de Juan José Saer par Lionel Bourg
Poursuivant la réédition de l’œuvre de Juan José Saer, le Tripode invite les lecteurs qu’intrigue ou fascine l’écrivain sud-américain à se plonger dans Les nuages, roman dont les méandres, c’est fréquemment le cas dans les ouvrages de l’auteur, greffent ou entrelacent l’analyse des comportements humains à la poésie comme à l’obsédante expression d’un « sentiment géographique » induit par les paysages d’Argentine, qu’ils soient fluviaux, propices aux vertiges neurasthéniques d’une plaine que rien ne borne ou, lavés, essorés, ravinés sous des tombereaux de pluie, les plus susceptibles d’intégrer aux steppes et marécages dont ils regorgent les crues ou les hémorragies du ciel patagonien.
Saer, qui recourt ailleurs, dans L’ancêtre en particulier, à un procédé fort voisin, l’artifice d’une chronique longtemps enfouie parmi d’encombrantes archives ayant maintes fois fait ses preuves, cède ici sans trop d’explications superflues la plume au singulier narrateur imaginaire qu’il convoque d’emblée, lequel, toujours crédible, conduit son récit à un terme comme suspendu au bord du gouffre émotionnel que d’autres récits se chargeront d’explorer. Version usée, certes, caricaturale peut-être, des fables fondées sur la révélation de manuscrits secrets ou l’échouage de bouteilles à la mer, une lettre, un message mystérieux se substituant au rhum d’une Martinique tout autant fallacieuse, l’histoire que l’on aborde n’en est pas moins captivante et comme innocentée par le climat virginal du monde que l’on découvre. Disciple du docteur Weiss, pionnier d’une science nouvelle qui préfigure la psychanalyse (nous sommes en 1804…), le docteur Real, héros de l’odyssée dont il souligne mine de rien l’aspect un tantinet picaresque, rapporte ainsi ce qu’il en fut d’une mission que son inspirateur lui confia. L’affaire devait être simple. Il s’agissait de réunir dans une petite ville, Santa Fe, plusieurs malades mentaux, puis de les guider sous bonne escorte jusqu’à la maison de santé du psychiatre située près de Buenos Aires. Composée d’un mélancolique en proie aux énigmes du savoir, d’une nonne dont le mysticisme, charnel, hystérique, conjugue ses excès à ceux d’une nymphomanie ne connaissant aucune limite, de deux frères en proie à des délires linguistiques parallèles ou complémentaires, d’un dandy fantasque, maniaque et qui croit maîtriser les événements les plus imprévisibles, d’un colporteur et de trois prostituées, la troupe, qu’accompagnent quelques soldats auxquels la nonne s’offre voluptueusement en dépit de la concurrence, traverse la pampa dans un décor fantomatique où les sensations, les perspectives, la réalité même, deviennent avec la fatigue étrangement hallucinantes.
Soucieux de son devoir médical, épiant le moindre signe de dérive psychique susceptible d’affecter névrosés ou paranoïaques, rigoureux et, son code moral l’exige, conscient des responsabilités qu’il tient de son mentor, le docteur Real précise : « Dans l’obscurité de la nuit, le firmament glacé, où les étoiles coagulées par le froid ne scintillaient même pas, nous entourait de toutes parts, si proche et écrasant qu’une nuit j’eus l’impression évidente que, dans un de ses recoins les plus reculés, nous étions insignifiants et éphémères. À peine l’aube pointait-elle que l’air, d’un rose bleuté, semblait nous immobiliser à l’intérieur d’une pénombre glaciale, sensation qui contribuait à accentuer la monotonie assoupissante du paysage, mais le soleil qui montait le rendait cristallin et tout était précis, brillant et un peu irréel jusqu’à l’horizon qui, pour autant que nous eussions galopé, semblait toujours le même, immobilisé au même endroit, cet horizon que beaucoup considérèrent comme le paradigme de ce qui nous est extérieur, et qui n’est rien d’autre qu’une illusion changeante de nos sens. »
En fait, tout se mêle.
Les eaux du Paraná, les rives boueuses, les nappes d’azur brûlé reflété par les étangs, les sentes et les chemins inondés, le froid, l’humidité, l’ennui, l’angoisse ou les crises d’inquiétude des patients, la folie, omniprésente, sans négliger l’effroi que sème sur le parcours de la caravane un brigand sanguinaire qui, à la tête de ses guérilleros, pille, viole, incendie, torture comme si le sort d’un autre monde en dépendait, la haine sociale, l’appartenance ethnique et les rancunes personnelles jouant à cet égard un rôle fondamental dans le micmac d’une aventure aussi législative que sanitaire : l’Indien rebelle combat sauvagement l’empire encore précaire du capitalisme et de ses « lumières ».
L’issue de la bataille paraît alors inéluctable. Démente, contaminée par le déséquilibre général, la « horde » que le Cacique dirige d’une main de fer vole plus vite que les mauvais vents réunis : « Tandis que nous étions condamnés à nous reposer parce que c’étaient nos pauvres os humains qui nous portaient, eux semblaient voyager sur les ailes magiques du délire, auxquelles ne résiste aucun obstacle ni d’espace ni de temps, et qui entendent dicter leurs lois extravagantes et têtues à l’indifférence rocailleuse du monde extérieur avant d’aller s’écraser contre elle. » Il s’en faudra de peu. D’une confrontation solennelle entre l’héritier du chamanisme ancestral et le thérapeute, de deux discours, deux paroles égales, d’une poignée de nuages enfin, ce qui nous vaut l’une des très belles pages de Juan José Saer : « Enfin, un après-midi, les nuages commencèrent d’arriver. Comme s’il était encore trop tôt, les premiers étaient grands et très blancs avec des ondulations festonnant leur contour, et quand ils passaient trop bas, leur ombre portée assombrissait leur face inférieure, visible depuis la terre. Nous avions l’espoir de les voir noircir et, venant de l’horizon en une interminable masse gris ardoise, couvrir en peu de temps le ciel entier et se répandre en pluie. Mais durant deux jours, effilochés et muets, ils défilaient dans le ciel, venant comme je crois l’avoir dit du sud-est, et ils disparaissaient derrière nous, en quelque point situé à l’arrière d’un horizon déjà parcouru. Selon les heures de la journée, ils changeaient de forme et de couleur et surtout ils flottaient à des vitesses différentes comme si le vent, dont l’absence faisait tant souffrir à ras de terre, haut dans le ciel, eût abondé. Ils étaient parfois jaunes, orangés, rouges, lilas, violets, mais aussi verts, dorés et même bleus. Bien qu’ils fussent tous semblables, il n’en existait, n’en avait existé depuis l’origine du monde, ni n’en existerait non plus jusqu’à l’inconcevable fin du temps, deux qui fussent identiques, et à cause des diverses formes qu’ils prenaient, des silhouettes reconnaissables qu’ils représentaient et qui allaient se défaisant jusqu’à ne plus ressembler à rien et même à adopter une forme qui contredisait celle qu’ils avaient prise un moment plus tôt, j’avais l’idée qu’ils étaient d’une essence semblable à celle de l’advenir qui, à leur image, se déroule dans le temps avec la familiarité étrange des choses qui, à l’instant même où elles adviennent, s’évanouissent dans ce lieu que personne n’a jamais visité et que nous appelons le passé. »
On me pardonnera la longueur de cette citation*. Saer n’est pas n’importe quel écrivain. Sa langue, sa manière, proustiennes quelquefois, on s’en est aperçu, mais il sait sur le bout de l’âme son Cervantès et son Faulkner, son Flaubert, son Carlos Fuentes ou son Dante, son Borges, son Julien Gracq, méritent que l’on s’attarde auprès d’elles afin de bien les savourer puis, l’esprit en alerte, méditer ce qu’elles nous disent tout en nous invitant à quelque embarquement immédiat. Pour ma part, je n’y résiste pas.
*N’oublions pas l’extrême qualité de la traduction de Philippe Bataillon.