Pour lire le dernier Clerc par Jacques Barbaut

Les Incitations

27 août
2024

Pour lire le dernier Clerc par Jacques Barbaut

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« Dans son Tableau de Paris, Mercier dit qu’il “ écrit avec les jambes ”, n’est-ce pas merveilleux ? » (p. 581)

 

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Je ne sais si Thomas Clerc sera invité au prochain festival littéraire de Saint-Malo, mais son penchant consistant à sillonner systématiquement (à l’instar de Xavier de Maistre autour de sa chambre) les lieux les plus proches (son appartement, Intérieur, ou sa « cave », Cave), a priori les plus familiers, lui vaudrait d’emblée le titre d’« étonnant voyageur ».

 

Provoqué par un déménagement décidé après la visite de 72 appartements et succédant à Paris, musée du XXIesiècle. Le Dixième Arrondissement paru en 2007 (Gallimard/« L’arbalète », alors dirigé par Thomas Simonnet, aujourd’hui à la tête des éditions de Minuit), qui proposait une déambulation alphabétique parmi les 155 avenues, boulevards, cités, impasses, jardins, passages, places, quais, rues et squares visités — vous pensez Perec quant au dispositif et il y a sans doute perecquation quant à une « tentative d’épuisement d’un lieu parisien » —, voici, quelque dix-sept ans plus tard, le même mais en couleurs, soit les promenades organisées, ou arpentage raisonné des 425 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages du dix-huitième arrondissement, mitoyen du dixième quant à sa découpe sud-est, « Image mentale : 10/18 » (p. 132) : une ébauche de collection.

 

Cette performance exhaustive, un agencement simili-oulipien — que Clerc, formidable de ténacité, réunit en plus de 600 pages écrites sans retour à la ligne, avec seulement quatre subdivisions (comme tous les quart/iers qui se respectent), soit, pour rester dans l’imagerie urbaine : une brique, un pavé —, est parsemée d’une multitude de sous-performances classées par thème ou série, annoncée chacune par l’utilisation de l’italique : quelques-unes a priori anodines, la performance j’aide mon prochain, la performance attente, la performance chien, soit demander la race et le petit nom de ceux que l’on croise en laisse (tel le chihuahua Plume, 321), et d’autres moins, la performance clochard, qui consiste à donner un euro à un mendiant qui fait la manche en échange d’une signature sur un carnet destiné à recueillir les autographes de ces non-célébrités — ou, chaque année, le jour de son anniversaire, une performance consistant à se faire tirer le portrait par un honnête artisan-caricaturiste de la place du Tertre.

 

 

Citant cette remarque pertinente de Guy Debord, « L’aventurier est celui non à qui les aventures arrivent, mais celui qui les fait arriver » (344), Thomas Clerc donne de sa (première) personne, il enjambe des barrières, sollicite des concierges, aborde les loubard.e.s et les mamies, se penche au-dessus des poussettes, regarde à travers les fentes des boîtes à lettres, se glisse en subreptice derrière un postier ou un entrant d’immeuble à code, lit les listes défilant des interphones, retranscrit les graffitis témoins de l’air du temps — Oui c’est Oui et Non c’est Non / Tu nous 49.3 on te 1789 / mes tétons se fichent de ton avis / la police est sale l’IGPN blanchit / Fuck the blaireaux / Picasso = rapist —, les tatouages-messages — ce soir on sort , les banderoles arborées aux balcons, les messages colportés sur les T-shirt — less sleep more dancing —, prend en photo les numéros « 39 » des rues, emprunte l’entresort des magasins traversant en guise de raccourcis, teste les salons de massage, propose un jeu-concours (— l’ignoriez-vous ?), visite un mage africain pour booster la vente de ses livres, se fait raser systématiquement dans toutes les échoppes ou salons de coiffeur-barbier qu’il rencontre sur son chemin (du Pakistanais au Sri Lankais, du Soudanais à l’Afghan), dessinant la moustache qu’il désirerait obtenir (« Marcel Herrand en Lacenaire »)...

 

À l’exemple de Raymond Queneau (dont le 18e accueille la rue : 144 x 16 m), il est adepte de l’orthographe joueuse, fantaisiste, expressive, phonétique selon les cas — « livreurs deliveroues » (260), « une villa mauresque relouquée » (346), « l’approbation béate des déveaux », « un vendeur du Bangladèche » (451), « un café qui met extrêmement lgtps à me servir un allongé » (532), « tourner le dos à Jules Ferry, c’est peut-être la définissyon de l’épok » (540) —, s’essaie régulièrement aux « poèmes de site » (tendance arte povera, on se souvient qu’il est l’auteur de Poeasy), « j’aime ton nom / la rue descend / on est content » (517), produit de jolies allitérations : « Je fends la foule des freaks » (39), « son carrelage sale et ses crevards qui boivent une Kro sur un carré en formica » (131), des phrases furieusement contemporaines en monosyllabes : « ce snob est-il trans, queer ou camp ? » (306), n’hésite pas quant aux mots rares et aux néologismes (« discrépance », « sapologie », « dileurs shitophores », « klaxonnades » ou « rudologie »), sculpte quelques phrases qui, sorties de leur contexte, semblent dignes des surréalistes haute époque : « ce genre de choses plaît toujours aux citadins qui aiment les diplodocus et les loups en bois » (65), « Plût au ciel que je dérobasse des clowns huileux et des sardines en relief ! » (450), retranscrit les fragments de propos captés à la volée adressés à des portables — « j’ai rendez-vous au fond de mon cul pour manger du lapin aux truffes » est authentique, comme tout ce que vous lisez ici », 313 —, produit quelques Banalités de base, style « il est difficile de parler des méfaits de la viande à un prolétaire. La force de travail ne se reconstitue pas à coups de tofu végétal » (143), et assène quelques vérités, « quand le petit-bourgeois s’offusque, on touche toujours une vérité du doigt » (213), ressuscite ce qu’il appelle « l’esprit de Montmartre », soit des jeux de mots « faciles » ou passablement éculés : « Y pénétrer est dépaysant de Paris » (385), « C’est le style en pire ! » (435), « Au coin Championnet un échafaudage empêche de lire le nom du café de crevards, mais pas d’entendre leurs histoires d’épis-sciés (esprit de Montmartre) : La légion, tu peux y entrer si t’as commis un crime de sang ! » (477)...

 

Doté d’un regard aigu, cet impitoyable critique architectural — « à qui se lasse de mes attaques, je dirai qu’il vaut mieux insulter les gens que les tuer », 203 —, attribue à une foultitude d’immeubles de construction récente les sigles AFS, ou, mieux, AFSU (à faire sauter d’urgence), décerne le label IPPP (immeuble le plus pourri de Paris), distribue aussi d’insolites quatre-étoiles en décrétant : « Panorama : nous traversons à présent un des plus beaux endroits du monde, le pont Doudeauville, ferroviaire, social, poétique, pictural, splendide » (190).

 

À l’instar des « piétons de Paris » — ici, liste interminable, de Baudelaire à Benjamin, de Restif de La Bretonne à Aragon —, ce flâneur méthodique emplit ses carnets de notes des curiosités offertes à ciel ouvert, fait des rencontres inopinées, dont celle avec Olivier Besancenot n’est pas la moins drôle (69), passe aux aveux, « le mauvais goût, on le sait, nous attire comme la manifestation la plus émouvante du cœur humain » (559), entre dans de bien improbables boutiques, dont un supermarché de l’ésotérisme — « bonbons d’amour, grosses fesses, déblocage problème, poudre de malédiction » — où il se « procure du liquide de désenvoûtement » (174), est sensible à l’apothiconomie : « Les jeux de mots de commerces dégagent une espèce d’optimisme touchant, semblable à la bonne volonté qui anime les pionniers ou les enfants » (478), saisit évidemment foultitude de saynètes de rue et esquisse nombre de portraits-minute : « Apparition : une belle fille, jeune, qui a basculé dans le crack, évolue entre les damnés avec une espèce de grâce malade. Je la suis un instant de loin, discernant sous la couche de détresse la société à laquelle elle appartenait jadis » (148).

 

Ce formidable noteur qui s’autodéfinit en tant que « malade atteint de détaillitose » (99) cède à de petites provocations, commet des actes de grivèlerie, fait s’écrouler des trottinettes dès qu’il en a l’occasion ; il promet aussi bien de nouveaux titres — « le seizième arrondissement : à paraître avant ma mort », 233 —, annonce en fanfaronnant la publication de sa Correspondance conceptuelle (498) et celle de son Journal, qu’il promet posthume — notamment.

 

L’homme qui écrivit L’homme qui tua Roland Barthes suit les traces de ses grands-parents fantômes, salue au passage ou rend hommage aux habitants illustres de l’arrondissement, de Francis Carco à Dalida, de Marcel Aymé à Sarah Kofman (Rue Ordener Rue Labat, 104), sans omettre l’âne peintre Boronali, qui pointe ici le bout de sa queue (295), salue Louise Michel, évoque les épisodes prestigieux de la Commune qui ont honoré la butte Montmartre, rebaptise la basilique honnie en Sacré-Cuir, Sacré-Cul, Sacré-Cake, et j’en passe...

 

Effectuant en gros son trajet de l’est vers l’ouest, Clerc débute par les secteurs porte de la Chapelle, « où règnent comme on sait la misère et la pollution, la tristesse et la drogue, augmentées ce jour par un froid russe » (113), qui offrent des scènes, nocturnes notamment, « les tentes des migrants sur le terre-plein central — à couper le souffle. Il y a peut-être là 200 tentes, où des Afghans ont échoué dans ce Paris qu’aucun touriste ne connaît et qu’aucun politicien ne reconnaît », et des êtres qu’on dirait tirés d’une cour des Miracles, porte de Clignancourt, « il est difficile pour un descripteur de rester statique au milieu de cet enfer de dileurs de cigarettes, de camés, de clodos, de petites frappes et de zonards, sans s’attirer immédiatement des problèmes » (300), qui sont « zones d’épouvante », passe par la Goutte-d’Or — « quartier fameux et auratique » — et son boulevard Barbès, « de réputation mondiale »(171), jusqu’à rejoindre l’avenue Junot et consœurs, « symbole de l’élégance ».

 

Entre l’extrême misère et la plus grande aisance — allers-retours, contrastes et injustices —, en seulement quelques enjambées, le lecteur, entraîné dans le sillage de ce fantastique arpenteur, est transbahuté — entre ville post-covidée et capitale bouleversée par la préparation aux J.O. — de la rue du Pôle-Nord à la rue des Tennis, ou de la rue Boris-Vian — « cette rue n’est qu’un escalier », si petite qu’elle n’est pas même reprise dans l’index final des voies — à l’impasse de la Grosse-Bouteille.