Argent de Christophe Hanna (2) par Bertrand Verdier
Un athlétisme affectif
« Le plus démuni n'est pas démuni d'argent, sans argent il ne serait plus le vivant qui est le vivant démuni, il serait déjà mort, lecteur tu es vivant, lecteur tu es un travailleur de l'argent. »
(Christophe Tarkos : La valeur sublime ; le grand os, 1998)
« "Un sou est un sou" […] : formule gênante et presque irréfutable. […] N'est-ce pas qu'elle a une part sous-entendue [qui] vient gauchir l'exactitude logique du premier sens, en forçant à entendre (sans le dire) : un sou n'est pas du tout un sou. »
(Maurice Blanchot : La Part du feu ; p. 63)
« ce texte visant à construire l'espace logique propre à toute une littérature qui lui semble ou pourrait lui sembler politiquement secourable. »
(Christophe Hanna : Actions politiques / actions littéraires, in : « Toi aussi, tu as des armes » ;
La fabrique, 2011, p. 67)
« présenter la question poétique comme celle de l'invention de langages secourables, voués à prendre en charge des problèmes ordinaires mais qui excèdent nos capacités d'en parler de façon satisfaisante »
(Argent, p. 256)
22, 25, 28, 37, 39, 58, 65, 76, 78, 89, 101, 104, 105, 106, 115, 118, 130, 134, 144, 148, 155, 158-159, 168, 171-2, 179, 185, 191, 199, 202, 205, 252, 253, 255, 256, 257, 258 : toutes ces pages notent les silences imposés à Christophe Hanna par les personnes qu'il a interrogées pour ce livre. Argent est présenté comme « un texte disons autobiographique dont l'écriture consiste à recueillir des témoignages de personnes avec lesquelles j'ai pu avoir un lien significatif d'argent » (p. 195), un « travail sur l'argent et en particulier sur l'argent dans l'écriture […] et sur les façons d'en parler » (p. 204), « cherchant à fabriquer une sorte d'autobiographie collective de moi-même et de l'espace qui m'environne » (C. Hanna, vidéo "Ceci n'est pas un dispositif", 2014).
S'accompagnant, outre ces silences, de photographies elles aussi ostensiblement retouchées, Argent affiche sa fictionnalisation, mais de toute façon, « le principal ici n'est pas dans l'exactitude des informations données » (p. 130). Ce livre poursuit la démarche de Christophe Hanna telle qu'exposée dans les recensions de Stéphanie Eligert et Nathalie Quintane sur sitaudis.fr : il s'agit « de considérer la littérature comme une institution parmi d'autres et d'observer les relations qu'elle entretient, justement, avec les autres institutions composant la société » (p. 72).
Fondé sur le constat « qu'on parlait d'argent presque toujours de manière économique ou psychologique, qu'il existait pourtant d'autres façons de le comprendre » (p. 184), Argent se donne comme un poème qui « sera impactant et permettra d'apercevoir des mécanismes que peu visualisent, voire encore moins analysent » (Sébastien5500, p. 259). Sa littérarité en effet surclasse les objectivités frelatables : « Laura1600 a accepté quand je lui ai dit que je faisais ces entretiens pour composer quelque chose comme un poème. Pour un article scientifique, ça n'aurait pas été intéressant, car la réalité économique de la poésie, elle la connaît bien, dit-elle, mais un poème va au-delà de l'information, a de la vitalité, tient dans la longueur » (p. 99) ; de fait : « "poésie" est le nom que nous donnons aux écritures qui réorganisent la forme des groupes humains grâce auxquels elles existent » (p. 65), « un instrument voué à réorganiser, de l’intérieur, la forme de nos activités, et à changer la qualité de nos expériences communes » (C. Hanna : préface à : Dominiq Jenvrey :Théorie du fictionnaire ; Questions théoriques, 2011, p. xxiv).
Or légions sont celles et ceux de qui la suffisance entérine « qu'on ne prenne pas vraiment au sérieux l'idée qu'un écrivain puisse provoquer des effets politiques quantifiables par son écriture » (La Rédaction : Les Berthier ; Questions théoriques, 2012, p. 53). Les classes moyennes se coalisent d'enivrantes lampées de France Culture, Art Press, Libération, Elle, Grazia, Inrocks dont l'activité se calque sur « ces sociologues qui font comme si les paroles étaient transparentes (ou réduisent leurs échanges à ce qui l'est) » (p. 148-149). Ce que dit une avocate à un écrivain en instance de divorce en emblématise la fatuité : elle « fait immédiatement remarquer qu'il achète trop de livres : 150 euros par mois ! c'est tout à fait excessif ! » (p. 179-180) ; de même un bibliothécaire se prévaut sans rire d'un «surcroît de compétences acquises grâce à des études supérieures, […] pour emmener la bibliothèque vers davantage de satisfaction du public » (p. 102).
L'impéritie de l'écriture navre jusqu'aux artistes eux-mêmes : « Patrick988 [...] lit des auteurs comme Hubert Lucot ; ce n'est sûrement pas grâce à l'œuvre de Lucot qu'il y aura moins de salaires injustes comme le sien, mais[...] l'écriture de Lucot ou encore celle de Jean-Marie4506 le contraignent, maintiennent en lui la colère » (p. 115) ; pour Jacques1800, « les inégalités de revenus sont révoltantes ; c'est contre cela qu'il écrit. Mais l'art et la poésie d'aujourd'hui se sont montrés incapables d'affronter vraiment cette question » (p. 114-115).
Contre l'innocuité concertée de la poésie, Christophe Hanna s'attelle à repolitiser une écriture impuissantée et à y ancrer « la nécessité de ne plus juxtaposer les éléments constitutifs du texte mais de raccorder des choses qui paraissaient n'avoir aucune relation, mais qui ont en réalité un rapport politique entre elles » (Nathalie2400, p. 153). Ses productions relèvent du politique en ce sens qu'« en exploitant certaines circonstances, certaines dispositions, des arrangements verbaux peuvent acquérir quelque chose comme une performativité spéciale » (D-fiction : C. Hanna s’entretient par écrit avec Caroline Hoctan ; 13 mai 2012).
Et, définitoirement, l'effectuation d'un énoncé performatif dépend aussi du récepteur et des circonstances (l'humour, omniprésent, du texte se savoure ainsi dans la transcription littérale de cette méprise : « si ces "données objectives" devaient par la suite faire l'objet d'une trop grande interprétation de ma part, il me demanderait de supprimer sa participation », p. 144) ; ici cependant, l'effectuation n'est pas gouvernée, imposée, mais devient « un laboratoire artistique permanent, un outil pour accroître sa liberté » (p. 29). Cette performativité s'avère ipso facto protéiforme : luttes pour des augmentations de salaire, pour exiger l'abandon de la tutelle étatique sur le cnl, …
Une autre effectuation s'attache aux rares notations de ce qui se soustrait à l'emprise économique, au système des écritures :
« on appelle [et rémunère comme] travail une activité largement prédéfinie (en accord avec le payeur), ce qui ne convient pas pour la poésie, puisqu'on ne sait pas trop d'avance en quoi elle consiste » (p. 133)
« [L'acheteur de cette maison] n'a pas essayé de négocier le prix […], il a dit qu'il cherchait à acquérir un bien qui avait une âme » (p. 236)
« Calculer ce que nous coûte une histoire d'amour, même assez brève et observée d'un œil alerté comme ce fut le cas alors, est aussi difficile à faire que de calculer ce que nous coûtent nos œuvres. On ne sait pas vraiment ce qu'on doit comptabiliser » (p. 51)
Âme, Amour, Art érigent alors une performativité interrogative : Pourquoi y a-t-il de l'argent plutôt que rien ?