Revue Cockpit, n° 1 et 2 par Bertrand Verdier
La poésie est une question de colli-
sion
Le philosophe Alain professait que « Ce qui fait la force des tyrans, c'est la difficulté de penser. ».
La récente période d'assignation à résidence aura au moins permis de mesurer l'emprise de cette difficulté ; et le statut assigné à la littérature durant ce laps montre qu'elle n'est pas exemptée. En effet, on s'est très vite fadé des injonctions à « en profiter pour se "cultiver" » - garnies de listes de lecture congrues, et, sur l'autre versant, on aura pu subir les journaux de confinement d'écrivains côtés : tous ces pantins de la coquetterie et du bon sens nous perfusaient leurs littératures avec une exaspérante commisération d'entomologistes toujours plus cauteleux. Toutefois l'engouement sur ordre fit bientôt long feu : de toutes les manières de composer avec la prétendue « crise », nul doute que la littérature ainsi présentée était la plus pénible. Telle que prescrite, la littérature s'avérait de fait horripilamment inadaptée.
Car bien rares (jusqu'à présent) ont été les propositions visant à penser la situation, plutôt que s'en accommodant. Du marigot de « sécurité sanitaire », parvenir à s'extirper exigeait une distanciation radicale par rapport à un chorus totalitaire quasi universel. La proposition que constitue la nouvelle revue Cockpit, orchestrée par Christophe Fiat et Charlotte Rolland, s'avère pertinente : par-delà le symbole, le premier numéro est daté de ce 1er mai 2020, prouvant ainsi la possibilité de se colleter ici et maintenant avec « ce réel complètement abruti, ahuri et agressif » (édito du numéro 2), et l'urgence de contrevenir.
Matériellement, cette réponse « à vif » relève d'une économie modeste : noir et blanc de rigueur, recours à la photocopie, fabrication manuelle, périodicité mensuelle, prix modique, absence d'afféterie, publication à la fois en ligne et sur papier, … En ce sens, Cockpit s'inscrit explicitement dans la lignée de BoXon, Autres & Pareils, basse_déf, …, et ces choix lui assurent stratégiquement une circulation et une réactivité optimales.
Littérairement, Cockpit, revue uniquement de création, s'est choisi un titre explicite qui évoque à la fois le poste de pilotage d'un aéronef et sa boîte noire ("cockpit voice recorder", en anglais). Cockpit enregistre les « voix [qui] captent les collisions de notre époque » (édito du n° 2) et donne à entendre celles pour qui « l'art et la littérature ne sont pas là pour donner un supplément d'âme » (ibid.) ; « #jeveuxquemapoesiepuisseetrelueparunejeunefillede14ans », le bandeau inférieur qui parcourt toutes les pages de chaque numéro, martèle l'égide explicite de Isidore Ducasse. Logiquement alors, les productions ici ne s'abreuvent pas à la seule actualité qui pourtant les rend nécessaires. Certaines certes convoquent la situation présente (tels les hilarants textes de Manuel Joseph, les productions caustiques de Charlotte Rolland, l'hommage à Manu Dibango ou l'intervention de Thomas Hirschhorn) ; toutefois, la série de « Poèmes » de Jean-Michel Espitallier qui ouvre le premier numéro marque d'emblée la prise de distance, le besoin « d'emprunter collectivement les voies aérées d'espaces indéfinis » (édito du n° 1). L'ensemble des contributions (qui comprend aussi bien un manifeste qu'un feuilleton, des transpositions, des photographies, …) répond surtout à l'appel de William S. Burroughs rappelé par Christophe Fiat dans l'éditorial du numéro 2 : « « Considérez à présent quelle arme peut constituer la voix humaine ». ».
Lancer une nouvelle revue de poésie sur support papier constitue déjà en soi une forme d'audace. Cockpit y ajoute une indéniable homogénéité d'ensemble, à la fois matérielle, éditoriale et artistique. Une telle cohérence, à la lecture stimulante, est de celles qui œuvrent à nous armer pour entailler et entraver la difficulté de penser qu'incessamment on nous concerte, fomente, oppose et matraque.