Est-ce qu'il se passe quelque chose ? d'Antoine Hummel par Bertrand Verdier
Dans l'EHPAD de la Sphinge
Le Pin sec, ce 29 août
« L'ennui, c'est que le langage n'explique pas le monde. Il en fait partie. »
Hocquard – J. Valéry : - Allo, Freddy ? ; cipM / Spectres Familiers, 1996, p. 29
« - Personne ne sait ce qu’il se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque-chose. En réalité on ne sait jamais ce qu’il se passe, on sait simplement ce qu’on veut qu’il se passe. »
La Naissance de l'Amour (P. Garrel, 1993)
Georges Perec : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Fred Léal : La nostalgie, camarade ?, Christian Prigent : À quoi bon encore des poètes ?, Emmanuel Hocquard - Juliette Valéry : - Allo, Freddy ?, Nathalie Quintane : Que faire des classes moyennes ?, et ça ne s'invente pas instantanément comme ça, reprendre de volée d'aussi loin : le livre de Antoine Hummel intitulé Est-ce qu'il se passe quelque chose ? s'abreuve au « confinement du printemps deux mille vingt » (29). L'un des principes en est exposé page 44 : « une phrase entendue dans la cour vient se poser à côté d'une première chopée aux télés ; toutes deux congruent dans une troisième jusque-là muette, et ainsi de suite ». Au-delà du principe de montage (dont témoigne l'imposante et hilarante liste, conclusive (p. 107-108), des "crédits"), voire de progressif télescopage, ces prélèvements du scribe durant l'« événement » (unique terme en caractères romains de la page 33) se lisent comme autant de fragments appendus à la question-titre. C'est la même, liminaire de ce texte, qu'une comtesse vient quotidiennement poser au réceptionniste d'un ehpad, ami de l'auteur : « sous les coups de seize heures, [elle] se présentait pour demander à bout de souffle : "Est-ce qu'il se passe quelque chose ?" » (8). Là confinée, ici hors sol, elle est en outre explorée en ses présupposés et implications, notamment sémantiques, sur plusieurs pages signalées par l'italique : « Est-ce qu'on peut décrire ce qui se passe depuis ce qui se passe » (60), « est-ce qu'on peut en venir à penser que ce qui se passe a un sens, veut dire quelque chose qu'il faudrait comprendre parce que ce qui se passe est le signe que quelque chose se produit ou que quelque chose arrive […] ? » (ibid.) et p. 10, 33, 60, 74, 83 et 98.
Et c'est à cette aune-là que le montage donne à lire des captations de cette période où les discours ambiants n'ont cessé, d'emblée et tous azimuts, de perfuser du sens, d'y inciter : « voici la consigne. Retrouver l'essentiel, son sens, celui des choses. Relire Proust, restructurer son intérieur, désherber l'entre-dalles de la cour, nettoyer les rideaux, les plinthes » (21). La requête généralisée de sens (voire de vérité) a engendré un nombre incalculable de ces discours s'échinant à circonscrire verbalement un trop ample événement : « Je sais bien que la guerre, les vacances, l'atmosphère, la vie, la pandémie, la romance, la crise, le capital, l'ambiance, l'état, le souci, l'apocalypse, la gestion, les rapports, les saisons, la chasse. » (77) précède sa justification « Tous ces noms ne lui reviennent pas à cause d'une pluralité dans son essence mais seulement à cause de la multiplicité de ses effets et de son activité même. » (77 et 50, où "lui", symptomatiquement, n'a pour antécédent que "l'" ou "elle"). De ce qu'il se passe, ces discours tels qu'ils sont produits visent tant à s'assurer la maîtrise : « Faites ce qu'il y a à faire et tout se passera rien. » (60) que se prémunir : « Signalez tout bagage ou événement abandonnés » (99).
Détournement, montage, antanaclases, réappropriations, interpolations, désauctorialisation, … et tiens ! un alexandrin, page 37 : « Un même feu nous touche ; un même cieu nous couve. » : la matière littéraire contribue indéniablement à pointer comme fallacieux tout ce qui prétendrait à quelque vérité. Surtout, semblable à « la journée, diverse et profuse » (104) retrouvée après l'événement, le texte ici reflète la diffraction, la dissémination, l'infixabilité de ce qu'il se passe : les développements et commentaires de la question-titre s'entrelacent régulièrement d'évocations de la Sphinge (celle d'Œdipe, p. 90, 93), d'abondantes et indécelables références littéraires, de considérations sur la notion de personnel (p. 25, 36, 72 et 81), de dialogues avec des sbires (p. 19, 26, 48, 78, 89 et 102) et d'un appréciable lot d'insubordinations envers un tas de choses que ça fait pitié, n'est-ce pas (Paul Valéry, les vérités, les principes narratifs, des institutions, la syntaxe, le sens, la mortalité, National Geographic, le jet-ski, Piero della Francesca, …). Par-delà le prétexte printanier, c'est ainsi la poésie comme oraculant elle aussi prétentiardement ses vérités qui est ici déclarée périmée. De fait, ce n'est pas une assertion mais bien une question qui constitue la formule-titre ; et relevant du lexique de l'expérimentation, elle suppose une cantonade, fût-elle minime, dont l'auteur ne saurait s'excepter : c'est tout autant à lui-même en train d'écrire que se pose cette question qu'il n'aura (eu) de cesse d'interroger. Elle s'adresse enfin directement au lecteur en train d'éprouver l'expérience de lecture d'un livre expérimental explorant diverses expériences. En regard droit du texte stipulant une innombrabilité de noms (p. 50, cf. supra), se trouve, à l'exact milieu du livre, un montage graphique : une possible néo-Sphinge, en tout cas, un corps de madone du Quattrocento surmonté d'un dos de pangolin. Synecdoquement, le sens, s'il en est, ne se perçoit pas immédiatement, nulle narration ne s'initie, toute notion de vérité s'évacue. Entre l'auteur, le lecteur-trice, la "réalité" ambiante et le livre, quoi de plus congru alors que de demander s'il se passe quelque chose ?