Le degré Rose de l'écriture de Cécile Mainardi par Bertrand Verdier
Cécile Mainard dit
Prérequis :
A - « L'Antiquité avait très tôt adjoint aux deux genres expressément fonctionnels du discours, le judiciaire et le politique, un troisième genre, l'épidictique, discours d'apparat, assigné à l'admiration de l'auditoire (et non plus à sa persuasion), qui contenait en germe […] l'idée même d'une finalité esthétique du langage ; […] l'ekphrasis, morceau brillant, détachable (ayant donc sa fin en soi, indépendante de toute fonction d'ensemble), qui avait pour objet de décrire […]. Àcette époque […], la description n'est assujettie à aucun réalisme ; peu importe sa vérité (ou même sa vraisemblance)"
(Roland Barthes : Le bruissement de la langue ; Seuil, 1993, "Points Essais", p. 181-182)
B – Liste des noms cités par Cécile Mainard/i dans Le degré Rose de l'écriture [Dre] :
Chris Burden ; Éric Madeleine (Made in Éric) ; Aristote ; Michelangelo Antonioni ; Panofsky ; Mallarmé ; Éluard ; Cécile Mainard ; Céline Minard, Dominique Mainard ; Borgès ; Pierre Ménard ; Quichotte ; Fictions ; Cécile Mainardi ; Claire Maugeais ; saint-Narcisse ; Gilbert Caty (René d'Azur) ; Jean Dupuy ; [J. L.] Austin ; La Bambola ; Patty Bravo ; Pinocchio ; Arnaud Labelle-Rojoux, Laurent Prexl ; Étienne Klein ; Mahmud Paclerc ; Baptiste César ; Marcel Duchamp ; Ben ; Mona Lisa ; Magritte ; Yves Klein ; Matisse ; Piaf ; Brassens ; Orlan.
[On n'insistera pas sur les innombrables références et allusions à Marcel Duchamp : "Rose", "roulette", "Air de Tunis", "ready-made"… : Cécile Mainard/i spécifie elle-même : « L'artiste […] m'accompagne depuis des mois dans l'élaboration de mes pièces et de ma réflexion artistique » (DRe ; p. 31)]
C – le terme "ekphrasis », nom de la collection qui publie ce volume, apparaît à deux reprises dans DRe :
« À la treizième ekphrasis, elle apparaît dans la tenue de kimono de son père » (p. 48) et « Ekphrasis // À la Villa Médicis ; il y a six-cent-soixante-six statues. Je les ai toutes toutes toutes toutes toutes toutes embrassées. » (p. 51).
Significativement il me semble, il s'agit des deux derniers morceaux du livre : le premier se distingue en ce que le récit passe à la troisième personne, le second, qui conclut donc le volume, par le retour à la première personne, et surtout par son titre "ekphrasis" et sa brièveté (vingt mots).
Il s'ensuit :
Adolescent, on s'attarda prématurément à me vriller de la blague en vogue à l'époque, attribuée à Gérard Genette : « Résumé en 3 mots de La Recherche du temps perdu. : Marcel devient écrivain ».
Le lien s'établit avec ce qui pourrait passer ici pour une postface, n'en était l'absence de signature : « Cécile Mainardi n'a jamais rien fait d'autre dans ses précédents ouvrages que de mettre en œuvre des intentions artistiques et de se tenir au bord d'œuvres qu'elle ne réalisait qu'en écrivant […] le livre, l'impérieuse matrice [...]. Elle est enfin sortie. Ce présent livre, paradoxal, nomme cette sortie. » (DRe ; p. 53). La problématique rallie la formule de Ghérasim Luca : « Comment s'en sortir sans sortir ? » (Héros-Limite ; Poésie/Gallimard, 2014, p. 262), développée entre autres par Jean-Marie Gleize (Sorties ; Éditions Questions théoriques, 2009).
Le degré Rose de l'écriture se constitue de récits de performances réalisées par Cécile Mainard(/i). Chacun se clôt du mot « fin », à la notable exception du texte liminaire et du dernier (précisément intitulé « Ekphrasis »). La collection ekphrasis permet ainsi à Cécile Mainardi de réaliser ce qu'elle écrivait dans ses livres précédents n'avoir qu'énoncé : « idée d'une œuvre plastique non encore réalisée, mais que le jaillissement d'une parole enthousiaste fait exister sur le plan de la réalité parlée plus que sur tout autre plan » (L'histoire très véridique et très émouvante de ma voix de ma naissance à ma dernière chose prononcée ; Contre-Pied, 2016, p. 35), et où s'en égaillaient des prémices : « une aile sensorimotrice / du texte / une miroitante variété de types / de lecture […] // les structures dissipatives du texte / en donnent paradoxalement / la meilleure résolution visuelle » (Cécile Mainardi : L'homme de pluie ; Série Discrète, 2017, np). Le défi qu'expose le morceau liminaire de DRe : « par quelque bout qu'on la regarde, la cotonnade bleue de la chemise ne semble pas vouloir épuiser ce qu'il y a de couleur bleue en elle » (p. 11) se relèvera donc par la pratique de l'ekphrasis : L'immaculé conceptuel (Cécile Mainardi, éditions Les petits matins, 2010) se métamorphose en Maculée conceptuelle (titre d'un morceau de DRe, p. 48-50) et Cécile Mainardi s'en y devient Cécile Mainard/i.
Pierre Parlant, le directeur de la collection, en expose dans un entretien les enjeux : « On rapporte [...] l’ekphrasis à la description d’une œuvre d’art, autrement dit à une représentation, qu’elle soit picturale, architecturale ou simplement d’ordre décoratif. [...] Or, par-delà ce type de description, l’ekphrasis pensée par Aelius Théon peut également s’attacher à un lieu, à un moment, à une personne, sitôt que viennent "sous les yeux" les choses en question. [...] À la faveur de l’évocation, le cours du temps se trouve suspendu, comme si l’on faisait un "arrêt sur image" [...]. L’effet paradoxal de cet arrêt est justement alors d’en produire de multiples par le biais d’une juxtaposition, surimpression ou accumulation d’esquisses d’un seul et même objet » (http://www.lacauselitteraire.fr/rencontre-avec-l-ecrivain-poete-et-editeur-pierre-parlant-par-philippe-chauche, site consulté). Ce rappel se corrobore d'une analyse de Barbara Cassin : « Avec l'ekphrasis, on est au plus loin de [...] cette physique première qu'est la philosophie, chargée de dire les choses qui sont […]. On entre dans l'art et dans l'artifice, dominés et modélisés par la capacité performative, efficace, créatrice que possède le discours affranchi du vrai et du faux » (http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_html/%24description1.htm- site consulté). Outre Pierre Parlant lui-même : « chevillée de rose inextricable lacis des esquilles tant de vie dissipée à travers ce qui est entrain » (prose bâtée ; L'entre-dire, 1999, np), l'évident clin d’œil du titre convoque Roland Barthes : « le Mot poétique ne peut jamais être faux parce qu'il est total ; il brille d'une liberté infinie et s'apprête à rayonner vers mille rapports incertains et possibles. […] sous chaque Mot de la poésie moderne […] se rassemble le contenu total du Nom, et non plus son contenu électif » (Le degré zéro de l'écriture ; Seuil, 1972, "Points Littérature", p. 37). Poétisée, la couleur bleue de la cotonnade s'avèrerait donc virtuellement épuisable : « Chaque mot poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de Pandore d'où s'envolent toutes les virtualités du langage ; il est donc produit et consommé avec une curiosité particulière, une sorte de gourmandise sacrée. » (ibid., p. 38). Cécile Mainard/i expose à trois reprises cette saveur inattendue et désemparante, obélixifiante, dont parle Barthes : « dans ces lettres qui fondent, dans ce son qui fuit, dans cette phrase […] impalpable par endroits, qui semble se dissoudre dans ma bouche, et dans laquelle toute intention claire et tangible disparaît. » (DRe ; p. 37) fait écho à : « je me vide de toute intention personnelle, […] pissant ma volonté comme du sang, et juste abandonnée à la grâce divine qui infuse dans le sens des mots. » (DRe ; p. 26), et constate : « la langue une fois de plus démontrait avoir plus d'imagination que moi » (DRe ; p. 14). L'abandon par, dans et à la langue (et non au langage) désassigne : « personne ne choisit [...] un sens privilégié ou un emploi ou un service […] l'objet se dresse tout à coup, empli de tous ses possibles. » (Roland Barthes : op. cit. ; p. 39).
Au-delà :
L'une néanmoins des spécificités des performances de Cécile Mainardi réside en ce qu'elles se produisent « under reading conditions » (DRe ; p. 5). « Après plusieurs pistes et idées d'œuvres plus ou moins réalisables, j'opte pour […] du langage évidemment, encore et toujours. » (ibid. ; p. 24) entraîne une qualification : « Poésie sonore. Poésie action. Poésie diction » (ibid., p. 45). La dimension descriptive de l'ekphrasis rappelée par Barbara Cassin (« le discours affranchi du vrai et du faux, lorsqu'au lieu de dire ce qu'il voit, il fait voir ce qu'il dit. » (http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_html/%24description1.htm- site reconsulté) se double ici d'une dimension performative : « je m'apprête à dire ce que je m'apprête à faire, à accomplir cela même que je chante dans le temps de son chant. Parfaite synchronisation.» (DRe ; p. 25), où « la force performative de l'énoncé ici même en jeu – nous sommes là aux limites extrêmes de l'action » (ibid. ; p. 17) réalise « ce geste désormais décisif pour elle de déplacer le poème dans l'art » ( Prière d'insérer de L'homme de pluie ; Série Discrète, 2017).
Les ekphrasis de ces performances ouvrent à Cécile Mainardi l'accès au degré Rose de l'écriture, celui où elle s'en sort sans sortir : « Je me trouve un nom ready-made, un ready-nom, un ready-name (un nom tout prêt, pas un prête-nom). Un nom œuvre d'art, plus encore qu'un nom d'artiste. Un nom qui affiche sa propre fiction. » (DRe ; p. 19). Et par seul ce ready-nom d'œuvre d'art, "Cécile Mainard", une disposition vitale prend alors corps : transfuser aux lecteurs l'infinie épuisabilité du devenir rose de la cotonnade bleue : « c'est le mot tout haut [...] qu'il importe de leur [les spectateurs de la performance] faire ingurgiter, et d'ensevelir dans leur corps. Faire disparaître le corps du lu dans le corps du lecteur, des lecteurs, du commun des lecteurs. […] Quelque chose comme : "je vous donne la vie des mots, je mets en vous la vie des mots", vous qui me lisez » (DRe ; p. 35).
Conclusion :
Inversion duchampiennement RroseSélavysée du degré zéro de l'écriture (que Barthes définit comme « un écrivain sans Littérature » ; op. cit. ; p. 10), le degré Rose donne, par l'ekphrasis, un écrivain à la Littérature (DRe ; p. 20-21) :
« à ceux des spectateurs qui me demandent : "Alors, ça y est, c'est ce soir que tu deviens Cécile Mainard ?", je réponds que je le deviens certes à partir de ce soir, mais que rien ne dit que je le reste. Rien ne dit non plus que je ne continue pas indéfiniment à le devenir. Peut-être ne fais-je rien d'autre désormais que me livrer à l'espace sans cesse ouvert de cet accomplissement. » (Cécile Mainard/i)