Hors sol de Pierre Alferi par Bertrand Verdier

Les Parutions

14 déc.
2018

Hors sol de Pierre Alferi par Bertrand Verdier

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Tentative d'épuisement de l'invention du monde

 

 

« Pour ne pas t'influencer en glosant, je te les livre texto : »

Pierre Alferi : Hors Sol(p. 306)

 

« Les professeurs lui enseignèrent
Que le monde était rond
Que le soleil était rond
Que la lune était ronde
Que les étoiles étaient rondes
Et qu'elles tournaient toutes en rond et en rond
Et pas un son. »

Gertrude Stein : Le Monde est Rond

 

« L’Union syndicale Solidaires n’a pas signé aujourd’hui le texte rendu public par toutes les autres organisations syndicales à la suite d'une réunion qui s’est tenue ce matin.

Cette déclaration des syndicats d'aujourd'hui est hors sol. »

Solidaires, communiqué du 6 décembre 2018

 

« Io sono poeta / I’m a poet / je suis un poète / un p o è t e : / UN P O È T E  !

Et par conséquent je suis un véritable archiviste, dessinateur, orateur, chorégraphe, cuisinier, jardinier, philosophe, architecte, sculpteur, cinéaste, musicien, écrivain (hélas !), peintre, artiste, auteur, créateur / et géniteur de / Et géniteur des … / et parfaitement inutile. »

Julien Blaine, in Cours minimal sur la poésie contemporaine

 

 

         Dans un entretien accordé au très atlantiste Le Monde, le 18 novembre 2018, Pierre Alferi prend (à nouveau) politiquement position : « si je suis proche d’une sensibilité politique, c’est l’anarchie. [...] Donc quand on m’a proposé de signer des textes qui prenaient le parti des jeunes de banlieue plutôt que celui de la police, je n’ai pas eu l’impression de faire quelque chose de très transgressif ». Néanmoins, présenter Hors sol comme une simple dystopie (des exilé-es en hors sol au milieu des nuées) serait une lecture d'autant plus superficielle que les analyses et propositions politiques qui s'y énoncent sont pour le moins minimales.

         Dans un entretien accordé au très hélas Le Magazine littéraire (n° 567, mai 2016, p. 87), Pierre Alferi évoquait son goût pour la « "polyfocalité" (terme que j'emprunte à l'historien d'art Werner Hofmann) [...] chaque épisode est en même temps, parfois dans la même scène, comique et horrifique ». Hors sol, patent autoportrait de son auteur et de ce qu'il met ici en œuvre, confirme cette prédilection : « un clown qui […] se veut érudit et artiste pour pallier son absence de don naturel […] Il a donc fait le choix le plus audacieux : celui du non-choix, du caméléon, du clown savant et kitsch, lunaire et ordurier, primitif et multimédia. » (97) ; « ses adversaires raillent son goût de la citation, du pastiche » (97).

         Hors sol abonde de fait en commentaires métatextuels de la sorte sur son dispositif poétique : « les usages et les licences, néologismes et barbarismes, émoticônes et acronymes, entorses à la ponctuation, archaïsmes, etc. » (120) s'y combinent à une pratique constante de collages et de montages critiques (cf. Questions théoriques) : « L'inattendu parfait : quand les feuillages de plants contigus se mélangent, les bouquets que forment les fleurs. // Suivant la devise des Esterházy / j'augmente le chaos / je favorise les accidents / migrations et mélanges / j'exerce une tyrannie inverse : / que ce soit / l'a- / nar-/ chie. » (227). L'humour (noir, potache aussi bien : « record d'endurance de ski de fond de salon » (62)), la parodie, l'ironie, les lexiques techniques, les détournements publicitaires, les implémentations, la polyfocalité, l'intrication constante des genres « travaille[nt] de partout / dans le calme / corps à corps. » (225), fanaux féaux d'une ambivalence qui justifie que Hors sol soit : « le langage te contamine .… te compte parmi les siens .… les chiens savants .… ce parasite .… qui tout transforme .… encadre .… ennasse .… aligne .… asservit .… assertions .… mais .… ambiguïtés .… fluides aussi .….… circulation … semi-réelle ..... aérienne .... arachnéenne .....… voix neuve qui tisse .... dénoue ...... excite … explique .... libère parfois » (206).

         De la revue d'écritures générales qui compose Hors Sol, il s'avère en effet que « le déploiement du sens des mots montre comment ils teintent et souvent maquillent les choses qu'ils servent à désigner. Le spectre de leurs connotations produit à la surface du monde un reflet qui peut être éclatant ou imperceptible, mais jamais neutre. À son tour, le reflet altère notre vision, influence notre action. Si bien que ce jeu d'ombres et de lumière qui nous paraît superficiel finit par façonner le monde où nous vivons » (242). Puisque « les mots ne représentent pas » (243), mais participent de la construction du présent, l'anarchie nécessaire et salvatrice se fondera sur ceux de la littérature et sa façon de façonner. Car, dans ce hors sol mêmement, « la révolte était tolérée – et l'illusion du libre-arbitre encouragée –, parce que les facultés intellectuelles requises pour la faire aboutir étaient inhibées » (89). La littérature, pose Hors sol, permet la nécessaire désinhibition : il s'agit de « tisser un réseau furtif » (352), « à l'avant-garde de la néothénie » (343). Le texte se constelle dès lors de multiples et discrètes références à notamment des poètes, dont se repère, au fil des pages la dissémination des mots et des gloses :

 

* Baudelaire : « îles des […] parfums […] frais […] chair [...] d'enfant » (91) ; « tombais des nues. // "Un paria volant ?" […] Un gros volatile de passage » (286-287) ; « l'oiseau de malheur de l'ancien / marinier c'était moi / le corbeau sinistre / l'albatros atroce » (291) ; « un couvercle bas et lourd » (339) ; « crânes à l'implantation » (340) ; « comiques […] voyageurs » (340) ;

* Rimbaud : « Achevée, notre œuvre chorale, dans l'organe autonome d'une musique sans cesse renouvelée » (186) ; « amas […] d'étoiles […] ratées » (255)

* Mallarmé : « est triste, hélas. » (250)

* T.S. Eliot : « la nostalgie d'une Terre vaine si loin sous leurs pieds » (117)

* Denis Roche : « un essaim de lucioles mourantes » (164), « Rien ne ressemble plus à la mort que la vie en photo » (165)

* Et aussi, entre autres : Italo Calvino (324), Dante (298), Baltasar Gracián (132), Héraclite (300), Emmanuel Hocquard (211), Blaise Pascal (254-256), les Pixies (302), le Velvet Underground (267), Wittgenstein (178) usw.

 

         Quant à moi, soucieuse de vous offrir un compte rendu critique, je continuerai de guetter leur signes (331) vers la littérature définie comme possibilité et condition de l'avènement de l'anarchie : (13) « C'est en tout cas l'explication que je préfère. […] à vous maintenant – d'en trouver une meilleure. »

 

 

« Tu ne vas pas passer tes nuits – à forger mille vers acerbes
ou bien à remplir tous les murs de ta révolution en verbe

 

Les autres te verront toujours comme un intellectuel »

Odysseus Elytis : Marie des Brumes

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