Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert (2) par Bertrand Verdier

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13 oct.
2020

Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert (2) par Bertrand Verdier

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Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert (2)

 

26 long rifle

 

 

« Puis, ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’œil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez pris dans un atroce entonnoir. »
           (Arthur Rimbaud : Les assis)

« Galilée et d'autres cessèrent de trop parler des choses pour commencer réellement de les regarder et d'inventer des moyens (comme le télescope) pour les mieux voir. »
              (Ezra Pound : a.b.c. de la lecture)

« Nous sommes pour que les intellectuels entrent eux aussi dans leur époque ; mais nous ne pensons pas qu'ils puissent y entrer autrement qu'en lui faisant la guerre. »
             (Antonin Artaud : Messages révolutionnaires)

« On peut être sûr qu'elle [la langue] rendra un son si elle est conçue comme une arme. Il s'agit d'en faire l'instrument d'une volonté sans compromission. »
            (Francis Ponge : Proêmes)

« La doctrine lie les individus à certains types d'énonciation et leur interdit par conséquent tous les autres ; mais elle se sert, en retour, de certains types d'énonciation pour lier les individus entre eux, et les différencier par là même de tous les autres. »
           (Michel Foucault : L'ordre du discours)

« J'écris maintenant dans la langue de mon viol »
           (Pierre Guyotat : Vivre)

« Je pars de phrases et je parle d'elles.
[…] La tourmente syntaxique est celle qui m'occupe moi et fait cette glace en moi. L'image et l'aboiement rauque des caisses, c'est pour les autres. »
           (Denis Roche : À quoi sert le lynx ? À rien, comme Mozart.)

« une certaine pratique de l'écriture, entendue [comme] une manière d'exploration de ce qui ne se dit pas, ne saurait se dire, et une tentative pour restituer une espèce de temps-espace à la fois très présent et très inconnu, très évident et très illisible, indéchiffrable. »
           (Jean-Marie Gleize : « Opacité critique », in collectif : « Toi aussi, tu as des armes »

« - La vérité, c'est que tu sais pas lire […] Vaut mieux être un bon lecteur, dans la vie. »
           (mis dans la bouche d'Auguste Blanqui par Nathalie Quintane : Tomates)

Arendt Hannah 12 - Aristote 110 - Bartleby. Une histoire de Wall Street 111, 112, 113, 116, 139 - Baudelaire Charles 7 - Deleuze 55, 115 - Durkheim Émile 45 - Gombrowicz 119 - Kafka Franz 21, 23, 27, 95 - Kessel Joseph 10, 143 - Klemperer Victor 50, 51 - Kubrick Stanley 79 - Histoire des animaux (L') 110 - Colonie pénitentiaire(La) 21, 23, 25 - Fin de l'homme rouge (La) 146 – Recherche du temps perdu (À la) 20 - Lacan Jacques 45 - Quart Livre (Le) 33 - Lingua Tertii Imperii 51 - Melville Herman 113 - Merle Robert 11 - Orange mécanique 79 - Pascal (Blaise ? Maxime-Hortense ? Lagneau ? Mathias?) 100 - Piano Renzo 40 - Proust Marcel 20, 120 - Rabelais François 33, 34, 55, 106, 110 - Victor-Hugo 45

            Ces noms et ces titres, ces références, émaillent Personne ne sort les fusils : ils en constituent le motif et la trame. Présente en effet au procès dit de France Télécom, en « spectateur attentif [qui] pourrait s'étonner » (126), Sandra Lucbert « veu[t] rassembler les idées reçues sur le procès » (29). Il s'y manifeste que « le tribunal est intérieur à ce qu'il juge. Il parle la langue qu'il accuse » (19), langue à la fois « champ de bataille et [...] arbitre » (136). Par là s'infirme la première des idées reçues : nul procès ne saurait émaner d'un tribunal, pour lequel « se déparler tout en parlant n'était pas possible » (21). Pour l'auteure alors, la nécessité devient ipso facto de comprendre cet « enlisement grammatical » (21), « par littérature interposée » (21), autrement dit : « en s'extirpant de la langue générale » (25), par quoi se satisfera l'exigence de "déparler".

            Constitué de 37 sections dont la longueur varie d'une ligne à cinq pages, le texte s'ouvre emblématiquement par le « récit que fait Joseph Kessel d'une journée au procès de Nuremberg » (10). Une autre idée reçue le rapproche du procès France Télecom, vanté par les media comme « le Nuremberg du management » (11) ; le spectateur attentif au contraire s'interroge : « Pourquoi sommes-nous si loin de […] Kessel ? Si loin du découpage de film noir où la justice saisit les criminels au colback et les exhibe sous les projecteurs ? » (17). La littérature elle-même, à quoi pourtant s'instruit toute lecture, connaît de comparables fourvoiements : « On a longtemps stylisé Bartleby. Le procès France Télécom n'encourage pas à persister dans cette voie » (111). La rectification factuelle : « Le titre complet de la nouvelle, c'est : Bartleby. Une histoire de Wall Street. » (113) préconise : « C'est bien de lire un livre ; c'est mieux de le terminer. » (112). Traquer les idées reçues, bannir la langue générale, par la lecture, par la lecture de lectures, leurs analyses et relectures : autant d'actes essentiels à la caractérisation de l'enlisement grammatical.

            À cette fin « allée chercher de l'aide chez quelques fameux opticiens-prosateurs » (20), Sandra Lucbert produit extraits, lectures et réactivations de Proust, Kafka, Rabelais et Melville. Les 37 sections alternent genres, registres, styles et tropes ; « entrelardages » (141) et montages s'y abouchent de témoignages, de descriptions, d'analyses, de monologues ; des puisages dans  l'histoire, la philologie, l'économie, s'y adjoignent … La littérature, écrite et lue, pratiquée, en élabore un constat : de même que « Victor Klemperer a montré comment le Troisième Reich avait refait la langue selon ses nécessités » (50), langue des nazis qu'il nomma Lingua Tertii Imperii, de même le faix de langage sous lequel le tribunal a symptomatiquement capitulé doit et peut être identifié : « Notre langue oppressive s'appelle la LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis ; du Capitalisme Néolibéral) » (51).

            Donner un nom à cette langue, naguère larvatus prodeo, la signale enfin comme un système destiné à liquéfier, à liquider concepts, pensées, objets, choses et humains. Car la LCN vise bien à une emprise universelle : « La LCN […] a commencé par renommer » (109) pour s'assurer « la cohérence d'un monde = tout est reformulé à son idée. » (54). Son « exige[nce] d'un monde entièrement refait à son principe » (116) a pour corollaires mortifères son « illisibilité » (22, 46, 59) et son incompréhensibilité (« Ses mots circulent, nous ne les comprenons pas », 101).

            L'auteure convoque alors ses lectures : les « gribouillis » (22, 27, 35, 37, 43, 50, 141) et la « herse » (37, 41, 43, 46, 76, 95) de Kafka, le « langage barbare » (34) et « les paroles gelées » (34) de Rabelais, « l'Intransitif » de Melville (115) rétablissent du sens, rend perceptibles les mécanismes de la LCN, à laquelle la littérature n'a eu de cesse de s'opposer : « Depuis des siècles, elle ridiculise les mondes sociaux qui se font passer pour Le-Monde » (131). À leur tour ici, jeux de mots, humour, ironie et dérision, néologismes et mots rares ou anciens fissurent, ébranlent, vrillent et sapent la LCN : à l'inverse du tribunal, l'auteure dispose d'une « quantité d'états de langage, c'est ce que fait la littérature aux gens qui la pratiquent. Elle impose un écart permanent d'avec tout ce qu'on dit. Je parle la langue collective, mais contestée par une cacophonie intérieure » (19).

            Tout cela cristallise en la section 34 : 26 propositions numérotées (de 1 à 26) y récapitulent l'histoire de ce capitalisme néolibéral, où tout / tou-tes « sont achetés-vendus en permanence, à la nano-seconde » (133). 26 énoncés : c'est bien l'alphabet d'une lecture efficace du capitalisme qu'établit Sandra Lucbert. Il rend lisibles, compréhensibles, les gribouillis et les paroles gelées de la LCN, il explique l'impuissantattion collective orchestrée via la LCN : « 15 Le geste fondateur du monde financier s'appelle réforme des structures du financement de l'économie. // 16. Un nom pareil, personne ne sort les fusils : c'est une encuculerie époustouflante. » (132). Ayant ainsi dressé, pour le tribunal, « sur sa gauche : un second foyer lumineux » (9), la pratique littéraire de Sandra Lucbert « entortille les codes et les registres, renverse les habitudes […], « et voici que le monde […] apparaît tout différent de l'ancien, mais parfaitement clair. » » 34 (citant Proust). La mise au jour de la LCN et de son alphabet fourbit là l'une de ces armes littéraires telles que, désenlisé-es, on s'en vienne à ressortir les fusils.

 

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