Décamper (ouvrage coll.) par Nathalie Quintane
De Lampedusa à Calais, un livre de textes et d'images & un disque pour parler d'une terre sans accueil.
L'effort pour comprendre ce qui s'est passé à Calais, ce qui se passe en ce moment dans les CAO, les PRADA et autres ADOMA, dans les préfectures, l'effort pour obtenir auprès des associations qui ont délégation de l'état pour « s'occuper » des réfugiés, c'est-à-dire essentiellement pour les occuper en attendant et recruter des bénévoles qui s'occupent en occupant les réfugiés en attendant, l'effort, donc, pour obtenir auprès des dites associations ou d'autres institutions de simples informations, par exemple sur les démarches en cours pour untel ou untel, qui permettrait de venir en aide précisément et concrètement, cet effort est sans fin, et seuls quelques rares sites de quelques réseaux militants historiques (la CIMADE, le GISTI) ou récents (Paris Luttes Infos Passeurs d'hospitalités )* fournissent des renseignements crédibles, des récits auxquels se fier.
Ce gros et beau livre de plus de 300 pages est donc une ressource indispensable et une formidable introduction aux actions possibles pour qui entend ne pas rester le spectateur impuissant de ce qui a dores et déjà défoncé tous les murs de l'ignominie la plus crasse et la plus perverse, soit le sort réservé par la France et l'Europe aux demandeurs d'asile.
En 11 chapitres + 1 épilogue, en cartes, en dessins, en photographies, en témoignages directs, approches théoriques, textes critiques et poétiques, Décamper, livre de logistique et de balistique, offre le type d'arsenal imaginaire et symbolique qui contribue à mettre en pièces la logique adverse en la révélant et en la défaisant.
Le camp, et le genre d'"expérimentation" que l'état s'y autorise, de l'enfermement au confinement et à la dispersion, la manière dont les solidarités s'y nouent et ne cessent d'inventer des formes de vie malgré tout possibles, mais aussi la corruption qu'on laisse volontairement s'y installer - l'enjeu étant d'empêcher à tout prix la politisation des réfugiés - est le cœur d'unlivre qui donne, entre autres, la parole au maire de Grande-Synthe, seul élu à avoir ouvert, au départ contre la volonté du gouvernement, un camp humanitaire sur le territoire de sa commune... pour mieux poser ensuite dans un texte critique les limites et l'implicite de ce type d'action (in Quand l'état administre le désastre, pp 225-235). Décamper est ainsi un livre ouvert dont la force tient aux jeux d'échos et de reprises d'un texte à l'autre.
De nombreux passages seraient à citer ici intégralement, dans le texte de l'anthropologue Alexandra Galitzine-Loumpet sur l'expérience de l'exil, par exemple, qui met ainsi en garde les «engagés» : « Parce qu'il n'est pas un espace de citoyenneté reconnu, parce qu'il est précisément précaire, suspendu, incertain, le camp de Calais est un lieu d'énonciation de potentialités extraordinairement attirant pour une partie des « engagés». Non seulement il restitue un sentiment d'utilité individuelle et collective, citoyenne, ou encore l'espoir d'une fraternité perdue dans un quotidien précarisé, mais le camp réussit, second paradoxe, à masquer ses violences en produisant de la résistance. Une résistance qui, troisième paradoxe peut-être, en viendrait presque à légitimer l'existence de certaines modalités du camp. » Analyse passionnante, tout comme celle de Christiane Vollaire, qui explique la « mise en enclaves » du territoire et écrit, revenant sur le témoignage d'un réfugié : « L'aventure vécue par B. engage ainsi une double expérience qui en dit long sur les volontés d'immunité qui président à la chasse aux migrants. C'est d'abord l'expérience, sans appel à ses yeux, d'une corruption de la communauté nationale française. Corrompue non par la présence des migrants, mais par le refus d'un accueil transparent. Refuser d'accueillir, ce n'est pas faire disparaître, mais imposer la dissimulation. Et cette dissimulation gangrène le corps social tout entier. Des militants des « No Borders » disent clairement en quoi le traitement infligé aux migrants provoque une accoutumance à la violence qui préfigure celle que les sédentaires sont prêts à subir sur leur propre territoire. »
Le CD joint, d'Ibrahim Maalouf à Keny Arkana, choisit d'illuminer l'ensemble de musiques non-mièvres, donnant de précieuses indications sur la tonalité qui pourrait présider aux engagements dans l'année à venir.
* sans oublier les actions du PEROU
** La vie psychique des réfugiés de Elise Pestre vient de reparaître en Petite Bibliothèque Payot.