depuis Distance de Lucie Taïeb par Ariel Spiegler
Lucie Taïeb écrit à partir d’une sorte de non lieu, dans tous les sens du terme : ce qui va être considéré désormais comme perdu, et ce qui ne peut trouver d’enracinement ni dans l’espace ni dans la gravité : « car il est aisé de partir sans se retourner, après avoir joui, de queue étrangère, aisé d’être pas-même-un-nom dans pas-même-une-histoire, ce n’était pas une chambre mais le lieu où je vivais, pas-même-un-lieu ».
Cette « Distance », ce pays qui est le contraire d’un pays, joue comme une puissance corrosive venant désamarrer tout ancrage, toute certitude, toute position, ne niant rien de tout cela, mais arrivant comme après coup, une fois que tout est déjà joué et irrémédiablement altéré : « j’ai retrouvé mon lieu, ce qui n’est pas rien, mais c’est un souvenir sans joie, de quiétude et de sobriété, grandie, mûrie, comme retourner sur ses pas après avoir répété, déraison, ce n’est pas moi, cette tristesse ce n’est pas moi cette nostalgie ».
Le propre de ce qui se détache, ne se noue plus, se délie, c’est de gagner une forme de lumière dans le mouvement, une façon de ne plus peser et qui se nomme la grâce. Il y a incontestablement une grâce toute particulière dans ce livre, et même un charme profond et troublant, tenant peut-être à un mélange de comique, de vulnérabilité, de brutalité et de lucidité : « une pensée répétitive dans la force de l’âge c’est le sens de mitan, milieu de notre vie, à mi-chemin entre cette fragilité-ci et celle-là, mains tendues vers l’une vers l’autre et l’amour juste entre les deux ». L’interstice où finalement ce qui se retrouve est une sorte de possible intact mais déjoué, comme dans l’extrême jeunesse mais avec une déprise en plus, se cristallise pourtant dans un affrontement tout à fait rude avec le réel, trouvé notamment dans le corps de l’autre, et dans sa propre errance venant frapper comme un miroir : « tu me mordais à la gorge et je te rendais la morsure, nous ne craignions aucune strie nos aspirations contraires nos genoux démis c’est la cause de leur désaccord allant tout ensemble ici, et là, irrésolus plus qu’insoumis, gardant l’idée de folâtrer celle d’une relâche ou répit, à travers champs ou buissonnière, laissant derrière nous corps légers ou lourds endormis ou malades fragiles ou solitaires laissant derrière nous paysage familier ne cherchant rien d’autre qu’un désert ou désertion, une mer, une rive, un autre corps avec qui, de nouveau se mordre, plus profond cette fois-ci et sans trace, mais d’une blessure qui ne guérira pas ». La profondeur de la langue que l’auteur invente ici, sa nouveauté, son inventivité, sa sobriété sont frappantes ; tout est toujours extrêmement juste : « bêtes sauvages dont nous singeons la douceur, dont nous reprenons l’accent, lorsqu’enfantins nous nous disons perdus ». La prouesse de ce livre est de venir loger dans le non-lieu, habiter la déprise de soi, bref mettre le langage là où il n’est par définition pas possible puisqu’il n’y a pas de point de repère : « cette mer où nous plongions bleus et lointains, disparaissant et ne nous retrouvant pas je ne reconnaissais pas mon corps, pas mon visage, je ne portais pas de nom ». Le vacillement des prises sur le monde s’origine dans une sorte de trouble temporel où la moitié de la vie se mêle au conte d’une enfance rattrapée, revisitée, où un mélange de désinvolture et de courage rachète et ravive la détresse : « nous ne quitterons pas ce lieu nous ne reviendrons pas où nous ne sommes pas attendus ni aimés vous mes frères et toi ma chère sœur suivez-moi dans la forêt sombre ». La lucidité du texte n’empêche pas, voire peut-être rend possible, la création d’une légèreté et d’une promesse : « lorsqu’il part, nous sommes sans, et dépourvues, légères ». C’est ainsi que le livre nous laisse ; on a gagné quelque chose à avoir ainsi tout perdu ; la vie, probablement.