L’écrivain, comme personne de Patrick Kéchichian par Ariel Spiegler
Sitaudis, ou plus exactement Pierre le Pillouër m’a donné la chance de rencontrer Patrick Kéchichian. Alors j’aimerais tenter l’exercice ici, maladroitement j’en ai conscience, de rendre compte à mon tour, comme lui l’a fait si finement pour tant et tant et tant d’auteurs, de ma lecture de son livre, L’écrivain, comme personne, non pour lui dire au revoir comme on pourrait le penser, mais, simplement, pour rendre grâce de l’avoir rencontré.
Quel sens donner au mot personne inscrit dès le titre ?
S’agit-il d’une pure négation, c’est-à-dire de la négation de toute individuation, de toute existence personnelle comme dans l’expression il n’y a personne, ou s’agit-il au contraire de la personne, pleine et présente, synonyme disons de sujet, comme dans l’expression je connais cette personne (celle-là plutôt qu’une autre) ?
Négation du sujet ou bien, au contraire, présence située, assumée, finie, identifiable, nommable ?
Le livre de Patrick Kéchichian répond à cette question de façon éminemment paulinienne, reprenant semble-t-il à son compte, pour dissiper le trouble suscité par le titre, cette phrase de saint Paul : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. »
En effet, « personne » est à la fois l’abîme qui menace et la voie du « destin », de la grâce. C’est à la fois la tentation de la négation radicale : « un ennemi sans visage m’appelant incessamment vers les grands fonds », et l’assomption de l’existence reçue : « je vois distinctement une personne ». En ce deuxième sens, la personne a un nom, son nom, un nom propre : « C’est lui qui m’identifie, m’appelle, m’oblige. Et ce nom est à sa place ».
Entre ces deux sens de personne se joue le destin spirituel de cet écrivain-là, Patrick Kéchichian, et de l’œuvre si singulière et si rare qu’il nous a donnée.
Sur ce chemin qui mène d’un sens à l’autre, du premier qui appelle vers le vide au second qui reçoit et accueille la lumière, se trouve la conversion, inaugurant un combat spirituel dont les armes semblent faites de vigilance et de lucidité, de tempérance en somme, et qui aura permis de dire non à la négation et oui à l’incarnation, de refuser la personne comme absence d’existence (finie et créée) et oui à « notre écrivain » qui « peut faire acte de présence. »
En effet, le non au gouffre est d’emblée un oui à la lumière, et l’acceptation ne va pas sans un refus très net : « Décliner cette invitation (au néant), avec le sourire naïf de qui ne sait pas très bien ce qu’il est en train de faire, de penser, d’éprouver, mais qui le fait, l’éprouve cependant, avec une conviction dont il s’ignorait capable, fut, pour moi, un acte fondateur, une assise, une prière exaucée. »
Mais alors, concrètement si j’ose dire, de quoi est fait ce chemin spirituel dont le fiat est résolument, assurément, consciemment un choix, et donc un refus de ce qui s’oppose à ce choix ? Il serait plus juste, d’après ce que nous montre le texte, de faire entendre immédiatement aussi la réciproque : « Marcher dans la nuit avec crainte et tremblement, tel un errant, un vagabond, c’est à chaque pas, même si l’on tourne en rond, aller vers le jour et sa lumière. »
Comment se sont opposées ces deux figures inégales de « l’imposteur » et de « la vérité » ? « Le combat paraissait inégal, perdu d’avance. En réalité, non, pas du tout : les rodomontades de l’imposteur ne faisaient que souligner davantage la précieuse fragilité, la modeste intangibilité de la vérité. Sans défense, jetée à terre, moquée, déclarée vaincue par un arbitre corrompu, elle triomphait. »
Je crois, à la lecture de ce livre, que ce chemin a été fait « de l’ambivalence et alternance, fluctuation, ou même porosité, du dedans et du dehors ». Ou pour le dire autrement, de l’écriture reçue, qu’elle soit celle de la parole première de « Quelqu’un », des autres auteurs ou du journal intime : « Ma voix, pour autant qu’elle puisse se faire entendre, n’était jamais que l’écho plus ou moins lointain et identifiable, la réponse à une voix autre. »
Ces voix qui en se répondant forment le contraire d’une totalité, on peut les nommer par leurs noms : « Telle une litanie, on peut l’égrener, cette liste, d’une voix égale et lente, depuis la nuit des temps et jusqu’à leurs fins. En elle, les vivants et les morts, ceux qui naissent et ceux qui agonisent, se croisent, se regardent, se donnent la main, sans choisir et évaluer celles qu’ils serrent. »