Le peu des hommes de Didier Cahen par Ariel Spiegler
CONTOURNER LE BÂILLON
Il faut essayer, pour parler du Peu des hommes de Didier Cahen, de reculer d’un pas : « Habituel ; velléité de vivre (…) Je dois la vérité… n vérités… KN… (hait cette facilité ) / Rien ne presse ».
On est pris dans un rythme très serré, annoncé tout de suite : « Une vie courte. Peines. Joies. Faire vite. »
Les fragments s’organisent en saisons, qui sont toutes au pluriel, sauf la dernière, toute seule : l’hiver. Donc on comprend que plusieurs années se superposent à ce qui semble tout d’abord être un journal linéaire. La cohérence de ces fragments tient avant tout au style avec lequel on entre et on passe très vite, presque malgré soi, d’une saison à l’autre, d’une minute à l’autre : « on bouge le temps. / … tout le temps ». Le livre est un feuilleté de couches très fines et multiples qui se sont tressées les unes aux autres et que l’on embrasse toutes d’un coup. Voilà pourquoi il faut attendre un peu ou reculer, pour laisser agir l’effet de la perspective.
Un questionnement sur la consistance de soi s’élabore : « … feindre le personnage. On place son ombre ailleurs » et cherche des contours que le rapport aux autres et à l’écriture contribue à brouiller : « Chacun ensuite devra se raconter. Je… je… je… Quoi d’autre ? » Mais ce moi impossible à trouver est aussi ce dont on aimerait se distancier : « Se laver de soi ? De moi… Je parle en connaissance de cause.
Le livre peut être lu comme une méditation autour d’un étouffement paradoxal se jouant précisément là où la vie est chantée et aimée. Par exemple, la figure de l’autre repousse à mesure qu’elle est intime : « L’autre trahi, l’autre haïssable comme un vulgaire moi ! » Et se construit peu à peu un espace où la place semble manquer, tantôt par saturation, tantôt par vide : « Retour à la maison. / La porte s’ouvre. Coup de vent. Personne. / Qui sait, on saura guérir. / Bonheur… Exagéré… / Eh oui… / La morale de l’histoire ».
Le thème de la paternité est abordé non seulement d’un point de vue strictement familial, mais en outre spirituel, culturel. Par exemple : « Disparition notable de la tourterelle qui a déserté le figuier. » On pourrait comprendre cette phrase comme une « image », mais la méfiance dont l’auteur hérite à l’égard des images devrait nous mettre en garde ici contre toute compréhension métaphorique (« pas plus d’images ! J’uif, 68… »). On pense à cette phrase qui se trouve à la fin du livre de Job : « Il eut sept fils et trois filles. La première, il la nomma Tourterelle ». Job, dont la justice a été mise à l’épreuve pendant tout le livre est récompensé de sa fidélité par ses enfants, et notamment par cette première, Tourterelle. Le figuier représente dans la Torah l’arbre de la terre promise et de la justice ; le symbole se poursuit dans le Nouveau Testament ; par exemple, dans L’Évangile selon Saint Jean lorsque Jésus dit à Nathanaël : « Je t’ai vu sous le figuier », puis plus tard dans l’Évangile cet arbre devient stérile et marque le signe du scandale du monde qui mène à la passion du Christ : le figuier alors, sans fruit parce que juste mais sans amour, est séché d’un seul coup par Jésus. À la fin du livre, Didier Cahen s’exclame : « Je demanderai de l’aide au jardinier ! » et l’on passe alors d’un héritage qui hantait à une promesse, un réveil : « On rêve, doucement, dis-moi on se réveille à peine. »