hantômes d'Isabelle Baladine Howald par Ariel Spiegler
Hantômes d’Isabelle Baladine Howald, publié en 2016 par les éditions Isabelle Sauvage, est un livre très sobre et déchirant.
Il manque un son au titre : la parole d’un fils, « le si vivant », l’infans, celui qui ne parle pas. Le « f » n’est pas articulé à cause d’un chagrin sur lequel la bouche ne peut pas se refermer :
« Et j’ai de la neige dans la bouche, fermant tes yeux :
petit peuple de hantômes - »
La bouche reste bée, comme les yeux :
« fermer les yeux
- je ne veux pas
fermer les yeux –
Le gris bleu violet de l’iris, inimitable, j’ai laissé
ses yeux entrouverts,
je pas, peux pas, fermé. »
Être inconsolable, montre hantômes, est une ouverture très particulière et qui consiste en fait à ne pas pouvoir se refermer. C’est ce sens-là du deuil, je crois, que hantômes révèle : le deuil comme impossibilité de se refermer.
Les paupières et la mâchoire restent battantes comme des portes, ni ouvertes ni closes, et l’articulation des sons ne peut plus être nette, comme le montrent les « martèlements », les tirets sourds, et les étouffements qui structurent le livre et lui donnent ce mélange si poignant de lyrisme et d’aphonie :
« Je t’adore je t’adore je t’adore jeté dans le projet et
j’aimais ta voix, une tonalité plus haute disant cela,
comme si tu t’adressais à quelqu’un à plusieurs mètres
de toi ou pour lutter contre le bruit du vent : je t’adore
je t’adore je t’adore »
La bouche ne se referme pas à cause de la neige dont elle est pleine et qui constitue l’argile ou la matière dont est fait le livre : à la fois une boule sans contour définitif et une couche qui recouvre tout en jetant partout une lumière d’entre deux mondes, frontière poreuse et floue, séparant et mêlant l’aube et le rêve, la tendresse et la suffocation :
« (cristallisés froids durs debout sur la langue,
les paupières, en couche légère dans les assiettes,
en mouvement dansant irréfléchi sur le pare-brise,
dans le rêve durant lequel je te) »
Cette hésitation neigeuse se lit dans la variation entre vers et blocs de prose, mais ceux-ci sont taillés si précisément que l’on n’est pas certain qu’ils soient de prose, de glace ou de poudreuse ; ces blocs, ces lignes et ces colonnes constituent un terrain qui varie et sur lequel une parole contradictoire avance en faisant comme un effort obstiné contre l’embourbement et le silence qui la menacent tout en demeurant tendue et à l’affût d’un écroulement toujours possible, sourd et soudain :
« d’où que je sourd et non pas aveugle »
Tantôt la langue crisse, tantôt elle s’enfonce, tantôt elle est le résultat d’une avalanche, ou d’un effondrement en sous-sol et qui ne se ferait remarquer à la surface que par un grondement de fond associé à un glissement irrépressible et lent imposé à toute la pente :
« Je tombé. Il ne m’aide pas à me relever, il me dit
« moi aussi je tombe » »
La neige est suspensive, froide évidemment, mais lumineuse d’une clarté de catastrophe.
« Toi parti tôt le matin – neige
- c’était éblouissant »
Elle étouffe le son, le cri et le souffle en même tant qu’elle brille d’une blancheur aiguë et nouvelle :
« méconnaissable dans le jour toi autant que moi »
Il semble qu’Isabelle Baladine Howald choisisse la neige par opposition à une représentation liquide ou glaciale. On a l’impression en lisant que le deuil ne pourrait être dit avec justesse en essayant de suivre un modèle lacrymal parce qu’il n’est pas du tout liquide, il ne coule pas, il demeure :
« bouge le liquide des larmes, recouvrant les iris »
ou encore
« ses mots passent dans mes cheveux
et dans les parois bombées de mes larmes »
Il résiste à l’eau :
« Plus tard, sortant de l’eau trop chaude, je sens
mon cœur battre dans les os :
- continue - »
Mais le deuil n’a pas non plus la transparence glauque de la glace ; en lui se trouve une fixité qui est aussi douce que froide. Il se caractérise à la fois par une indétermination fondamentale sur ce qu’il est et par une netteté tranchante sur ce qu’il a de définitif, d’irrémédiable. La neige dit bien comme il fige sans pourtant arrêter ou mettre fin, comme il ne referme pas sans pour autant ouvrir. On ne sait pas ce qu’il est mais il est cristallin, clair, adamantin, précis :
« l’ellipse est fulgurante et ici – ne sache pas –
est tout ce qui reste à l’aveugle – accepte accepte
accepte
c’est un martèlement, rien d’autre, surtout pas
une injonction douce, surtout pas un acquiescement,
mais plutôt un renoncement comme sous la torture,
j’accepte j’accepte – comme j’avoue »
C’est un livre dépouillé et sincère qui ne commente rien, et ne parle pas lui non plus, comme l’enfant. Il témoigne. Le martyr en grec, martus, signifie le témoin. :
« Tu frappé à mort
et moi
n’ayant plus rien à dire, plus de voix
sauf à dire ton nom la voix la plus basse possible,
sans timbre
et sans vibration possible des cordes »
Quelque chose est irrémédiable maintenant : « seule la mort interrompra le deuil ».
Ce livre est d’une immense beauté et d’une profondeur rares.